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25.09.2023 à 10:16

“J’adore la bagnole”: André Gorz répond à Macron

André Gorz

Quelques jours après le festin royal à Versailles, Macron met en scène sa "proximité avec le peuple". Avec l'éloge de la bagnole, pilier de sa planification écologique, à l'heure où le litre à 2€ étrangle de nombreux français.es et où les grands projets routiers étouffent les territoires. Nous republions "L’idéologie sociale de la bagnole", texte d’André Gorz de 1973. Le philosophe soulignait que le mythe de la bagnole accomplissait le rêve de tout capitaliste : "tous les hommes allaient dépendre pour leurs besoins quotidiens d’une marchandise dont une seule industrie détiendrait le monopole."

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Texte intégral (5842 mots)
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Le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme les châteaux ou les villa sur la Côte : des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. A la différence de l’aspirateur, de l’appareil de T.S.F. ou de la bicyclette, qui gardent toute leur valeur d’usage quand tout le monde en dispose, la bagnole, comme la villa sur la côte, n’a d’intérêt et d’avantages que dans la mesure où la masse n’en dispose pas. C’est que, par sa conception comme par sa destination originelle, la bagnole est un bien de luxe. Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas : si tout le monde accède au luxe, plus personne n’en tire d’avantages ; au contraire : tout le monde roule, frustre et dépossède les autres et est roulé, frustré et dépossédé par eux.

La chose est assez communément admise, s’agissant des villas sur la côte. Aucun démagogue n’a encore osé prétendre que démocratiser le droit aux vacances, c’était appliquer le principe : Une villa avec plage privée pour chaque famille française. Chacun comprend que si chacune des treize ou quatorze millions de familles devait disposer ne serait-ce que 10 m de côte, il faudrait 140 000 km de plages pour que tout le monde soit servi ! En attribuer à chacun sa portion, c’est découper les plages en bandes si petites — ou serrer les villas si près les unes contre les autres — que leur valeur d’usage en devient nulle et que disparaît leur avantage par rapport à un complexe hôtelier. Bref, la démocratisation de l’accès aux plages n’admet qu’une seule solution : la solution collectiviste. Et cette solution passe obligatoirement par la guerre au luxe que constituent les plages privées, privilèges qu’une petite minorité s’arroge aux dépens de tous.

Les Champs-Elysée de la place de la Concorde jusqu’à l’arc de triomphe de l’Etoile en 1905. Au début du XXe siècle, les voitures à moteur ne sont pas encore majoritaires.

Or, ce qui est parfaitement évident pour les plages, pourquoi n’est-ce pas communément admis pour les transports ? Une bagnole, de même qu’une villa avec plage, n’occupe-t-elle un espace rare ? Ne spolie-t-elle pas les autres usagers de la chaussée (piétons, cycliste, usagers des trams ou bus) ? Ne perd-elle pas toute valeur d’usage quand tout le monde utilise la sienne ? Et pourtant les démagogues abondent, qui affirment que chaque famille a droit à au moins une bagnole et que c’est à l’ « Etat » qu’il appartient de faire en sorte que chacun puisse stationner à son aise, rouler à 150 km/h, sur les routes du week-end ou des vacances.

La monstruosité de cette démagogie saute aux yeux et pourtant la gauche ne dédaigne pas d’y recourir. Pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des autres biens « privatifs », n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ? La réponse doit être cherchée dans les deux aspects suivants de l’automobilisme.

Pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des autres biens « privatifs », n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ?

André Gorz
  1. L’automobilisme de masse matérialise un triomphe absolu de l’idéologie bourgeoise au niveau de la pratique quotidienne : il fonde et entretient en chacun la croyance illusoire que chaque individu peut prévaloir et s’avantager aux dépens de tous. L’égoïsme agressif et cruel du conducteur qui, à chaque minute, assassine symboliquement « les autres », qu’il ne perçoit plus que comme des gênes matérielles et des obstacles à sa propre vitesse, cet égoïsme agressif et compétitif est l’avènement, grâce à l’automobilisme quotidien, d’un comportement universellement bourgeois (« On ne fera jamais le socialisme avec ces gens-là », me disait un ami est-allemand, consterné par les spectacle de la circulation parisienne).
  2. L’automobile offre l’exemple contradictoire d’un objet de luxe qui a été dévalorisé par sa propre diffusion. Mais cette dévalorisation pratique n’a pas encore entraîné sa dévalorisation idéologique : le mythe de l’agrément et de l’avantage de la bagnole persiste alors que les transports collectifs, s’ils étaient généralisés, démontreraient une supériorité éclatante. La persistance de ce mythe s’explique aisément : la généralisation de l’automobilisme individuel a évincé les transports collectifs, modifié l’urbanisme et l’habitat et transféré sur la bagnole des fonctions que sa propre diffusion a rendues nécessaires. Il faudra une révolution idéologique (« culturelle ») pour briser ce cercle. Il ne faut évidemment pas l’attendre de la classe dominante (de droite ou de gauche).

La généralisation de l’automobilisme individuel a évincé les transports collectifs, modifié l’urbanisme et l’habitat et transféré sur la bagnole des fonctions que sa propre diffusion a rendues nécessaires. Il faudra une révolution idéologique (« culturelle ») pour briser ce cercle.

André Gorz

Voyons maintenant ces deux points de plus près.

Quand la voiture a été inventée, elle devait procurer à quelques bourgeois très riches un privilège tout à fait inédit : celui de rouler beaucoup plus vite que tous les autres. Personne, jusque-là, n’y avait encore songé : la vitesse des diligences était sensiblement la même, que vous fussiez riches ou pauvres ; la calèche du seigneur n’allait pas plus vite que la charrette du paysan, et les trains emmenaient tout le monde à la même vitesse (ils n’adoptèrent des vitesses différenciées que sous la concurrence de l’automobile et de l’avion). Il n’y avait donc pas, jusqu’au tournant du dernier siècle, une vitesse de déplacement pour l’élite, une autre pour le peuple. L’auto allait changer cela : elle étendait, pour la première fois, la différence de classe à la vitesse et au moyen de transport.

Les dames Goldsmith au bois de Boulogne en 1897 sur une voiturette Peugeot. Julius LeBlanc Stewart. 1901.

Ce moyen de transport parut d’abord inaccessible à la masse tant il était différent des moyens ordinaires : il n’y avait aucune mesure entre l’automobile et tout la reste : la charrette, le chemin de fer, la bicyclette ou l’omnibus à cheval. Des êtres d’exception se promenaient à bord d’un véhicule autotracté, pesant une bonne tonne, et dont les organes mécaniques, d’une complication extrême, étaient d’autant plus mystérieux que dérobés aux regards. Car il y avait aussi cet aspect-là, qui pesa lourd dans le mythe automobile : pour la première fois, des hommes chevauchaient des véhicules individuels dont les mécanismes de fonctionnement leur étaient totalement inconnus, dont l’entretien et même l’alimentation devaient être confiés par eux à des spécialistes.

Paradoxe de la voiture automobile : en apparence, elle conférait à ses propriétaires une indépendance illimitée, leur permettant de se déplacer aux heures et sur les itinéraires de leur choix à une vitesse égale ou supérieure à celle du chemin de fer. Mais, en réalité, cette autonomie apparente avait pour envers une dépendance radicale : à la différence du cavalier, du charretier ou du cycliste, l’automobiliste allait dépendre pour son alimentation en énergie, comme d’ailleurs pour la réparation de la moindre avarie, des marchands et spécialistes de la carburation, de la lubrification, de l’allumage et de l’échange de pièces standard. A la différence de tous les propriétaires passés de moyens de locomotion l’automobiliste allait avoir un rapport d’usager et de consommateur — et non pas de possesseur et de maître — au véhicule dont, formellement, il était le propriétaire. Ce véhicule, autrement dit, allait l’obliger à consommer et à utiliser une foule de services marchands et de produits industriels que seuls des tiers pourraient lui fournir. L’autonomie apparente du propriétaire d’une automobile recouvrait sa radicale dépendance.

A la différence de tous les propriétaires passés de moyens de locomotion, l’automobiliste allait avoir un rapport de consommateur au véhicule dont il était le propriétaire. Ce véhicule allait l’obliger à consommer une foule de services marchands et de produits industriels que seuls des tiers pourraient lui fournir.

André Gorz

Les magnats du pétrole perçurent les premiers le parti que l’on pourrait tirer d’une large diffusion de l’automobile : si le peuple pouvait être amené à rouler en voiture à moteur, on pourrait lui vendre l’énergie nécessaire à sa propulsion. Pour la première fois dans l’histoire, les hommes deviendraient tributaires pour leur locomotion d’une source d’énergie marchande. Il y aurait autant de clients de l’industrie pétrolière que d’automobilistes — et comme il y aurait autant d’automobilistes que de familles, le peuple tout entier allait devenir client des pétroliers. La situation dont rêve tout capitaliste allait se réaliser : tous les hommes allaient dépendre pour leurs besoins quotidiens d’une marchandise dont une seule industrie détiendrait le monopole.

Il ne restait qu’à amener le peuple à rouler en voiture. Le plus souvent, on croit qu’il ne se fit pas prier : il suffisait, par la fabrication en série et le montage à la chaîne, d’abaisser suffisamment le prix d’une bagnole ; les gens allaient se précipiter pour l’acheter. Il se précipitèrent bel et bien, sans se rendre compte qu’on les menait par le bout du nez. Que leur promettait, en effet, l’industrie automobile ? Tout bonnement ceci : « Vous aussi, désormais, aurez le privilège de rouler, comme les seigneurs et bourgeois, plus vite que tout le monde. Dans la société de l’automobile, le privilège de l’élite est mis à votre portée. »

Avenue des Champs-Elysée 1948.

Les gens se ruèrent sur les bagnoles jusqu’au moment où, les ouvriers y accédant à leur tour, les automobilistes constatèrent, frustrés, qu’on les avait bien eus. On leur avait promis un privilège de bourgeois ; ils s’étaient endettés pour y avoir accès et voici qu’ils s’apercevaient que tout le monde y accédait en même temps. Mais qu’est-ce qu’un privilège si tout le monde y accède ? C’est un marché de dupes. Pis, c’est chacun contre tous. C’est la paralysie générale par empoignade générale. Car lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse privilégiée des bourgeois, le résultat, c’est que rien ne roule plus, que la vitesse de circulation urbaine tombe — à Boston comme à Paris, à Rome ou à Londres — au-dessous de celle de l’omnibus à cheval et que la moyenne, sur les routes de dégagement, en fin de semaine, tombe au-dessous de la vitesse d’un cycliste.

Rien n’y fait : tous les remèdes ont été essayés, ils aboutissent tous, en fin de compte, à aggraver le mal. Que l’on multiplie les voies radiales et les voies circulaires, les transversales aériennes, les routes à seize voies et à péages, le résultat est toujours le même : plus il y a de voies de desserte, plus il y a de voitures qui y affluent et plus est paralysante la congestion de la circulation urbaine. Tant qu’il y aura des villes, le problème restera sans solution : si large et rapide que soit une voie de dégagement, la vitesse à laquelle les véhicules la quittent, pour pénétrer dans la ville, ne peut être plus grande que la vitesse moyenne, dans Paris, sera de 10 à 20 km/h, selon les heures, on ne pourra quitter à plus de 10 ou 20 km/h les périphériques et autoroutes desservant la capitale. On les quittera même à des vitesses beaucoup plus faibles dès que les accès seront saturés et ce ralentissement se répercutera à des dizaines de kilomètres en amont s’il y a saturation de la route d’accès.

Lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse privilégiée des bourgeois, le résultat, c’est que rien ne roule plus, que la vitesse de circulation urbaine tombe — à Boston comme à Paris, à Rome ou à Londres — au-dessous de celle de l’omnibus à cheval et que la moyenne, en fin de semaine, tombe au-dessous de la vitesse d’un cycliste.

André Gorz

Il en va de même pour toute ville. Il est impossible de circuler à plus de 20 km/h de moyenne dans le lacis de rues, avenues et boulevards entrecroisés qui, à ce jour, étaient le propre des villes. Toute injection de véhicules plus rapides perturbe la circulation urbaine en provoquant des goulots, et finalement le paralyse.

Si la voiture doit prévaloir, il reste une seule solution : supprimer les villes, c’est-à-dire les étaler sur des centaines de kilomètres, le long de voies monumentales, de banlieues autoroutières. C’est ce qu’on a fait aux Etats-Unis. Ivan Illich (Energie et Equité. Ed. Le Seuil ) en résume le résultat en ces chiffres saisissants : « L’Américain type consacre plus de mille cinq cents heures par an (soit trente heures par semaine, ou encore quatre heures par jour, dimanche compris) à sa voiture : cela comprend les heures qu’il passe derrière le volant, en marche ou à l’arrêt ; les heures de travail nécessaires pour la payer et pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et impôts… A cet Américain, il faut donc mille cinq cents heures pour faire (dans l’année) 10 000 km. Six km lui prennent une heure. Dans les pays privés d’industrie des transports, les gens se déplacent à exactement cette même vitesse en allant à pied, avec l’avantage supplémentaire qu’ils peuvent aller n’importe où et pas seulement le long des routes asphaltées. »

Il est vrai, précise Illich, que dans les pays non industrialisés les déplacements n’absorbent que 2 à 8 % du temps social (ce qui correspond vraisemblablement à deux à six heures par semaine). Conclusion suggérée par Illich : l’homme à pied couvre autant de kilomètres en une heure consacrée au transport que l’homme à moteur, mais il consacre à ses déplacements cinq à dix fois moins de temps que ce dernier. Moralité : plus une société diffuse ces véhicules rapides, plus — passé un certain seuil — les gens y passent et y perdent de temps à se déplacer. C’est mathématique.

Plus une société diffuse ces véhicules rapides, plus — passé un certain seuil — les gens y passent et y perdent de temps à se déplacer. « Les gens travaillent une bonne partie de la journée pour payer les déplacements nécessaires pour se rendre au travail » (Ivan Illich).

André Gorz

La raison ? Mais nous venons à l’instant de la voir : on a éclaté les agglomérations en interminables banlieues autoroutières, car c’était le seul moyen d’éviter la congestion véhiculaire des centres d’habitation. Mais cette solution a un revers évident : les gens, finalement, ne peuvent circuler à l’aise que parce qu’ils sont loin de tout. Pour faire place à la bagnole, on a multiplié les distances : on habite loin du lieu de travail, loin de l’école, loin du supermarché — ce qui va exiger une deuxième voiture pour que la « femme au foyer » puisse faire les courses et conduire les enfants à l’école. Des sorties ? Il n’en est pas question. Des amis ? Il y a des voisins… et encore. La voiture, en fin de compte, fait perdre plus de temps qu’elle n’en économise et crée plus de distances qu’elle n’en surmonte. Bien sûr, vous pouvez vous rendre à votre travail en faisant du 100 km/h ; mais c’est parce que vous habitez à 50 km de votre job et acceptez de perdre une demi-heure pour couvrir les dix derniers kilomètres. Bilan : « Les gens travaillent une bonne partie de la journée pour payer les déplacements nécessaires pour se rendre au travail » (Ivan Illich).

Vous direz peut-être : « Au moins, de cette façon, on échappe à l’enfer de la ville une fois finie la journée de travail. » Nous y sommes : voilà bien l’aveu. « La ville » est ressentie comme « l’enfer », on ne pense qu’à s’en évader ou à aller vivre en province, alors que, pour des générations, la grande ville, objet d’émerveillements, était le seul endroit où il valût la peine de vivre. Pourquoi ce revirement ? Pour une seule raison : la bagnole a rendu la grande ville inhabitable. Elle l’a rendu puante, bruyante, asphyxiante, poussiéreuse, engorgée au point que les gens n’ont plus envie de sortir le soir. Alors, puisque les bagnoles ont tué la ville, il faut davantage de bagnoles encore plus rapides pour fuir sur des autoroutes vers des banlieues encore plus lointaines. Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les bagnoles.

D’objet de luxe et de source de privilège, la bagnole est ainsi devenue l’objet d’un besoin vital : il en faut une pour s’évader de l’enfer citadin de la bagnole. Pour l’industrie capitaliste, la partie est donc gagnée : le superflu est devenu nécessaire. Inutile désormais de persuader les gens qui désirent une bagnole : sa nécessité est inscrite dans les choses. Il est vrai que d’autres doutes peuvent surgir lorsqu’on voit l’évasion motorisée le long des axes de fuite : entre 8 heures et 9 h 30 le matin, entre 5 h 30 et 7 heures le soir et, les fins de semaine, cinq à six heures durant, les moyens d’évasion s’étirent en processions, pare-chocs contre pare-chocs, à la vitesse (au mieux) d’un cycliste et dans un grand nuage d’essence au plomb. Que reste-t-il quand, comme c’était inévitable, la vitesse plafond sur les routes est limitée à celle, précisément, que peut atteindre la voiture de tourisme la plus lente.

Pour l’industrie capitaliste, la partie est donc gagnée : le superflu est devenu nécessaire. Inutile désormais de persuader les gens qui désirent une bagnole : sa nécessité est inscrite dans les choses.

André Gorz

Juste retour des choses : après avoir tué la ville, la bagnole tue la bagnole. Après avoir promis à tout le monde qu’on irait plus vite, l’industrie automobile aboutit au résultat rigoureusement prévisible que tout le monde va plus lentement que le plus lent de tous, à une vitesse déterminée par les lois simples de la dynamique des fluides. Pis : inventée pour permettre à son propriétaire d’aller où il veut, à l’heure et à la vitesse de son choix, la bagnole devient, de tous les véhicules, le plus serf, aléatoire, imprévisible et incommode : vous avez beau choisir une heure extravagante pour votre départ, vous ne savez jamais quand les bouchons vous permettront d’arriver. Vous êtes rivé à la route (à l’autoroute) aussi inexorablement que le train à ses rails. Vous ne pouvez, pas plus que le voyageur ferroviaire, vous arrêter à l’improviste et vous devez, tout comme dans un train, avancer à une vitesse déterminée par d’autres. En somme, la bagnole a tous les désavantages du train — plus quelques-un qui lui sont spécifiques : vibrations, courbatures, dangers de collision, nécessité de conduire le véhicule — sans aucun de ses avantages.

Et pourtant, direz-vous, les gens ne prennent pas le train. Parbleu : comment le prendraient-ils Avez-vous déjà essayer d’aller de Boston à New York en train ? Ou d’Ivry au Tréport ? Ou de Garches à Fontainebleu ? Ou de Colombes à l’Isle Adam ? Avez-vous essayé, en été, le samedi ou le dimanche ? Eh bien ! essayez donc, courage ! Vous constaterez que le capitalisme automobile a tout prévu : au moment où la bagnole allait tuer la bagnole, il a fait disparaître les solutions de rechange : façon de rendre la bagnole obligatoire. Ainsi, l’Etat capitaliste a d’abord laissé se dégrader, puis a supprimé, les liaisons ferroviaires entre les villes, leurs banlieues et leur couronne de verdure. Seules ont trouvé grâce à ses yeux les liaisons interurbaines à grande vitesse qui disputent aux transports aériens leur clientèle bourgeoise. L’aérotrain, qui aurait pu mettre les côtes normandes ou les lacs du Morvan à la portée des picniqueurs parisiens du dimanche, servira à faire gagner quinze minutes entre Paris et Pontoise et à déverser à ses terminus plus de voyageurs saturés de vitesse que les transports urbains n’en pourront recevoir. Ça, c’est du progrès !

« L’automobile est le signe de la libération de l’individu. » Georges Pompidou en 1966 au salon de l’auto où il annonce de grands programmes 4X4 voies et autorotouriers.

La vérité, c’est que personne n’a vraiment le choix : on n’est pas libre d’avoir une bagnole ou non parce que l’univers suburbain est agencé en fonction d’elle — et même, de plus en plus, l’univers urbain. C’est pourquoi la solution révolutionnaire idéale, qui consiste à supprimer la bagnole au profit de la bicyclette, du tramway, du bus et du taxi sans chauffeur, n’est même plus applicable dans les cités autoroutières comme Los Angeles, Detroit, Houston, Trappes ou même Bruxelles, modelées pour et par l’automobile. Villes éclatées, s’étirant le long de rues vides où s’alignent des pavillons tous semblables et où le paysage (le désert) urbain signifie : « Ces rues sont faites pour rouler aussi vite que possible du lieu de travail au domicile et vice versa. On y passe,, on n’y demeure pas. Chacun, son travail terminé, n’a qu’à rester chez soi et toute personne trouvée dans la rue la nuit tombée doit être tenue pour suspecte de préparer un mauvais coup. » Dans un certain nombre de villes américaines, le fait de flâner à pied la nuit dans les rues est d’ailleurs considéré comme un délit.

Alors, la partie est-elle perdue ? Non pas ; mais l’alternative à la bagnole ne peut être que globale. Car pour que les gens puissent renoncer à leur bagnole, il ne suffit point de leur offrir des moyens de transports collectifs plus commodes : il faut qu’ils puissent ne pas se faire transporter du tout parce qu’ils se sentiront chez eux dans leur quartier, leur commune, leur ville à l’échelle humaine, et qu’ils prendront plaisir à aller à pied de leur travail à leur domicile — à pied ou, à la rigueur, à bicyclette. Aucun moyen de transport rapide et d’évasion ne compensera jamais le malheur d’habiter une ville inhabitable, de n’y être chez soi nulle part, d’y passer seulement pour travailler ou, au contraire, pour s’isoler et dormir.

L’alternative à la bagnole ne peut être que globale. Car pour que les gens puissent renoncer à leur bagnole, il ne suffit point de leur offrir des moyens de transports collectifs plus commodes : il faut qu’ils puissent ne pas se faire transporter du tout parce qu’ils se sentiront chez eux dans leur quartier, leur commune, leur ville à l’échelle humaine, et qu’ils prendront plaisir à aller à pied de leur travail à leur domicile.

André Gorz

« Les usagers, écrit Illich, briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. » Mais, précisément, pour pouvoir aimer « son territoire », il faudra d’abord qu’il soit rendu habitable et non pas circulable : que le quartier ou la commune redevienne le microcosme modelé par et pour toutes les activités humaines, où les gens travaillent, habitent, se détendent, s’instruisent, communiquent, s’ébrouent et gèrent en commun le milieu de leur vie commune. Comme on lui demandait une fois ce que les gens allaient faire de leur temps, après la révolution, quand le gaspillage capitaliste sera aboli, Marcuse répondit : « Nous allons détruire les grandes villes et en construire de nouvelles. Ça nous occupera un moment. »

On peut imaginer que ces villes nouvelles seront des fédérations de communes (ou quartiers), entourées de ceintures vertes où les citadins — et notamment les « écoliers » — passeront plusieurs heures par semaine à faire pousser les produits frais nécessaires à leur subsistance. Pour leur déplacements quotidiens, ils disposeront d’une gamme complète de moyens de transport adaptés à une ville moyenne : bicyclettes municipales, trams ou trolleybus, taxis électriques sans chauffeur. Pour les déplacements plus importants dans les campagnes, ainsi que pour le transport des hôtes, un pool d’automobiles communales sera à la disposition de tous dans les garages de quartier. La bagnole aura cessé d’être besoin. C’est que tout aura changé : le monde, la vie, les gens. Et ça ne se sera pas passé tout seul.

Entre-temps, que faire pour en arriver là ? Avant tout, ne jamais poser le problème du transport isolément, toujours le lier au problème de la ville, de la division sociale du travail et de la compartimentation que celle-ci a introduite entre les diverses dimensions de l’existence : un endroit pour travailler, un autre endroit pour « habiter », un troisième pour s’approvisionner, un quatrième pour s’instruire, un cinquième pour se divertir. L’agencement de l’espace continue la désintégration de l’homme commencée par la division du travail à l’usine. Il coupe l’individu en rondelles, il coupe son temps, sa vie, en tranches bien séparées afin qu’en chacune vous soyez un consommateur passif livré sans défense aux marchands, afin que jamais il ne vous vienne à l’idée que travail, culture, communication, plaisir, satisfaction des besoins et vie personnelle peuvent et doivent être une seule et même chose : l’unité d’une vie, soutenue par le tissu sociale de la commune.


André Gorz, “L’idéologie sociale de la bagnole”, Le Sauvage, septembre-octobre 1973.


« On est attachés à la bagnole. On aime la bagnole. Et moi je l’adore. » Macron 24/09/2023. Journal de 20h.


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24.09.2023 à 22:17

Monsieur le préfet des Hautes-Alpes,

Collectif La Grave Autrement et Mountain Wilderness

Dans les Alpes, un projet d'extension d'un téléphérique sur un glacier fragilisé par le dérèglement climatique suscite une puissante opposition d'habitants. Pourtant, à ce jour, rien n'a pu arrêter l'appétit des aménageurs, alors que La Grave a résisté depuis des années à l’appel du tourisme de masse. Cette lettre ouverte est publiée à quelques jours d’une date butoir décisive pour la poursuite ou le renoncement du chantier.

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Texte intégral (5343 mots)
Temps de lecture : 12 minutes

Vous avez jusqu’au 26 septembre pour statuer sur la nécessité d’une demande de dérogation pour destruction d’espèce protégée dans le cadre de la construction d’un troisième tronçon de téléphérique sur la commune de La Grave. Une plante rare et endémique des montagnes du Dauphiné, l’Androsace, a élu domicile sur les lieux des travaux. Pluri-centenaire, elle n’existe nulle part ailleurs. Comment cette histoire de fleur est-elle parvenue jusqu’à vous ?

Le cas, d’abord, si par mégarde il s’est perdu parmi les piles de requêtes en attente sur votre bureau. Il s’agit du destin d’un village insignifiant dans un petit canton de montagne ; d’une entreprise d’aménagement comme toutes les autres qui veut poursuivre le « développement » du territoire main dans la main avec sa municipalité ; d’un projet d’extension de téléphérique sur un glacier qui fond à vue d’œil, comme tous les autres. La raison d’être ce projet est, de manière tout à fait banale, économique. Il a été stipulé par l’entreprise comme par la municipalité que le téléphérique ne pouvait pas survivre sans extension. Le projet qui doit sauver le petit canton montagnard est chiffré à 14 millions d’euros dont 4 millions d’argent public.

Ou sommes-nous ? Dans les Alpes cela va sans dire, mais pas n’importe où. A La Grave, un territoire qui a résisté depuis des années à l’appel du tourisme de masse, et dont la réputation s’est construite sur un modèle en marge des stations géantes qui l’entouraient : ici perdurait une économie mixte dans de petits hameaux qui conservaient leurs particularités. Dans ce milieu exigeant cohabitaient encore un monde agricole et pastoral avec un tourisme raisonné, attachés à une montagne non défigurée par des aménagements outranciers. Ce modèle a fait le succès de La Grave, justement parce que ni le téléphérique ni les villages ne ressemblaient aux géants alentours, les Deux Alpes, l’Alpe d’Huez, Serre Chevalier. Une culture hybride, locale mais aussi internationale s’y est développée, basée sur le fait qu’ici, même si on pratiquait intensément l’alpinisme et le ski hors-piste, la montagne était encore aussi autre chose qu’un parc d’attraction pour touristes fortunés.

A La Grave, un territoire qui a résisté depuis des années à l’appel du tourisme de masse, dont la réputation s’est construite sur un modèle en marge des stations géantes qui l’entouraient : ici perdurait une économie mixte.

Collectif La Grave Autrement et Mountain Wilderness

Monsieur le préfet, vous n’êtes pas sans savoir que les écosystèmes partent en fumée dans le monde entier, que les montagnes s’effondrent, que les glaciers fondent, que la neige s’amenuise. C’est jusqu’à l’habitabilité même de la planète qui est menacée. Ayant pris acte de ces constats d’incertitude généralisée, nous avons cru bon de commencer par demander à la municipalité d’ouvrir la discussion en proposant un moratoire autour du projet de téléphérique. L’idée était simple : prenons du recul face à « l’urgence de construire » ; prenons le temps de débattre collectivement d’un projet qui s’est inventé dans l’entre-soi des murs de la mairie et de l’entreprise d’aménagement SATA/SATG. La mairie n’a pas pris la peine de répondre directement à la proposition du collectif citoyen, et en signe de profond mépris, la réponse est arrivée par voie de presse : fin de non-recevoir.

Nous avons ensuite tenté d’en passer par la sensibilisation écologique, en montrant les raisons pour lesquelles ce projet allait contre le sens même de l’histoire. Puisque l’érosion du tissu vivant de la planète n’est plus à prouver et que les flux élémentaires qui soutiennent nos existences se détraquent chaque jour un peu plus, nombre de stations de ski ont été démantelées, de grands projets d’aménagement inutiles et surannés ont avorté. Ailleurs, le sens commun de la catastrophe qui vient et de la nécessité de préserver la vie l’ont emporté. Ces territoires s’attèlent à chercher de nouveaux modèles sociaux-économiques plus à même de répondre aux exigences du monde de demain. C’est dans cette idée que nous avons contesté le projet d’extension de téléphérique, et la forme de monde qui le rend possible. 

Lire sur Terrestres, Steve Hagimont, « L’usure du monde ou les méfaits de l’industrie touristique », juillet 2023.

A l’été 2022, nous avons ouvert un espace de débats et de discussions sur l’avenir des milieux montagnards, puisqu’il est devenu clair qu’il n’est pas souhaitable de confier nos territoires de vie à la seule économie du « tout tourisme » mécanisé. Avec les habitantes et habitants, nous avons mis en commun des pratiques, des savoirs et des attachements multiples à ce milieu de vie. Notre ambition était simple : créer collectivement une boîte à outils pour décrire les problèmes et nourrir nos imaginaires pour y répondre. Quel écho ? Aucun. L’entreprise d’aménagement a prévenu la police. C’est une accusation à la mode : il a été signalé que nous fomentions un projet d’ « écoterrorisme ».  

A l’été 2022, nous avons ouvert un espace de débats sur l’avenir des milieux montagnards pour interroger le « tout tourisme » mécanisé. Quel écho ? Aucun. L’entreprise d’aménagement a prévenu la police. C’est une accusation à la mode : il a été signalé que nous fomentions un projet d’ « écoterrorisme ». 

Collectif La Grave Autrement et Mountain Wilderness

Monsieur le préfet, naïvement nous y croyions encore un peu, alors nous n’avons pas baissé les bras. Puisque des sujets comme la mise en péril de l’habitabilité de la planète ou la tentative de réfléchir au vide juridique dans lequel tombent tous les espaces qui sont peu peuplés d’êtres vivants (comme les glaciers et les hautes montagnes) ne semblaient intéresser personne, nous avons fini par nous tourner vers LA question qui, censément, devrait être l’unique préoccupation guidant nos vies : l’économie. Comment ne pas le comprendre ? Lorsqu’on vous dit que si une infrastructure touristique ferme, c’est tout le village qui doit fermer, et qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura jamais d’alternative à ce modèle économique pour le village, il y a de quoi prendre peur. 

Prenant acte de cette terreur bien justifiée, nous avons mandaté une étude économique alternative. Plus de 600 personnes concernées par le destin de ce petit canton ont contribué pour lever 27 000 euros de financement participatif. Les deux bureaux d’étude indépendants et reconnus pour leur expertise dans le domaine (Montagne Conseil et Versant Sud Développement) ont émis de sérieux doutes sur la viabilité économique de l’extension du téléphérique et sur l’intérêt touristique de ce troisième tronçon. Il a été démontré que « le projet d’aménagement proposé était tributaire d’incertitudes exogènes majeures et bâti économiquement autour de biais et d’interprétations ». Pire, les retombées économiques prévisionnelles sur trente ans pour le canton s’avéraient minimes, et qui plus est captées par les nouvelles résidences de tourisme édifiées pour financer le 3ème tronçon, d’ores et déjà en prévente sous la forme alléchante de clapiers pour gens fortunés. Que va-t-il rester aux professionnels locaux, aux habitants ? Rien, mis à part une grande question d’avenir, d’intérêt primordial pour les générations futures, au centre de l’attention des débats municipaux : comment va-ton financer le futur parking à étages au pied du téléphérique et des résidences de luxe ? Il faudra bien les garer les voitures des résidents de passage quelques semaines par an, sinon quelques jours.

Est ensuite arrivée la saison bénie de l’enquête publique. Parler de partialité serait insuffisant, face à un commissaire enquêteur convaincu avant même d’arriver sur place.

Collectif La Grave Autrement et Mountain Wilderness

Résultat des courses : néant, à nouveau. La question était économique ? Il fallait la prendre au sérieux ? Bel effort, mais ça ne change rien. Il y a trop de pouvoir en jeu, trop d’attachés-cases. Mieux vaut détourner le regard, s’occuper de sa famille, de son travail, de son jardin si on a la chance d’en avoir un, plutôt que de s’attaquer à trop puissant pour soi. On risque gros – harcèlement, dénigrement, marginalisation, perte de son emploi, de ses amis… mais ça, silence, on n’en parle pas.

Monsieur le préfet, l’histoire n’est pas finie. Est ensuite arrivée la saison bénie de l’enquête publique. Celle qui devait prendre les gens au sérieux, en leur demandant vraiment leur avis. Oui, vraiment, et de manière impartiale. Vous savez, cet enquêteur qui est censé, comme son nom l’indique, mener l’enquête sur un territoire avant de se faire un avis sur un projet d’aménagement. La saison a été bien déceptive. Parler de partialité serait insuffisant, face à un commissaire enquêteur convaincu avant même d’arriver sur place. La lecture de l’ensemble des réponses a été négligée, sans parler des 469 mails dénombrés non mis en ligne pendant l’enquête publique alors que, majoritairement défavorables, ils représentaient 89 % des contributions du public. Le commissaire a invariablement dénigré les avis d’opposants, validant systématiquement les observations favorables, paraphrasant intégralement les contributions en faveur du projet émanant de l’entreprise d’aménagement. Une prouesse de dévalorisation de l’avis des citoyens, cela va sans dire, aux accents de mascarade à peine camouflée. Comment ne pas perde toute confiance dans un processus censément démocratique ?

Monsieur le préfet, atterré·es, nous avons documenté les conclusions irrégulières de l’enquêteur, qui nous a laissé pour toute brèche un seul recours juridique. L’unique « recommandation » de l’enquêteur sur l’ensemble du projet et des réponses qui lui ont été adressées concernerait l’Androsace du Dauphiné. La petite plante protégée ayant pris racine sur l’îlot de pierre d’où allait surgir le pylône du troisième tronçon, il ne nous restait que ça. C’est bien ironique, monsieur le préfet. Nous n’avions pas envie de faire porter à cette petite fleur l’ensemble des raisons pour lesquelles ce projet est aussi insensé que suranné. Ces raisons incluaient sans doute la préservation de l’Androsace, mais dépassaient très largement ce symbole. Aujourd’hui, à bien regarder cette petite plante nous pouvons, oui, avoir les larmes aux yeux. 

Ni l’écologie, la démocratie, et plus largement une réflexion sur le monde dans lequel nous voulons vivre, ni même l’économie n’ont fonctionné. Privés de tous nos leviers de pensée et d’actions, nous avons saisi la juge des référés, dernier rempart possible contre ce projet des temps révolus.

Collectif La Grave Autrement et Mountain Wilderness

Le devenir de nos tentatives de dialogue démocratique et citoyen est symétrique au sien : petites couleurs pâles et vacillantes au milieu du flot de béton prêt à être injecté et vomi tout autour, stupéfaits dans l’attente du vrai projet futuriste qui, lui, nous fera tous bien vivre ensemble. Petite plante piétinée et encerclée, comme nous. Dénigrée et confinée au détail, comme nous. Vent de suffisance qui semble nous hurler : Vous, qui êtes pour un monde un peu plus beau, un peu plus respirable, vous n’aurez pas le dernier mot. Comme la petite fleur sur son rognon rocheux, les bulldozers du progrès auront raison de vous. Vous, et toutes les petites plantes qui poussent là où on ne les attendait plus, allez au diable. Vous ne nous intéressez pas. Oui, à bien y réfléchir, le piétinement de l’Androsace du Dauphiné cristallise toutes les raisons pour lesquelles ce monde est malade ; Oui, tant pis si personne ne peut prendre un glacier qui fond au sérieux, une montagne qui s’effondre au sérieux, des humains qui se posent des questions au sérieux ; prenez-là au moins elle, la petite plante, au sérieux, et riez de l’ironie de la situation tant qu’il vous reste encore du souffle pour le faire.

Ni l’écologie, la démocratie, et plus largement une réflexion sur le monde dans lequel nous voulons vivre, ni même l’économie n’ont fonctionné. Privés de tous nos leviers de pensée et d’actions, consignés dans les huis clos des hautes sphères du pouvoir politique et économique, nous avons saisi la juge des référés, dernier rempart possible contre ce projet des temps révolus. Nous lui avons demandé d’examiner le projet avec ses lunettes de juriste, puisque personne d’autre ne pouvait statuer sur l’affaire et suspendre un permis de construire passé en force. Il est indiqué dans l’article L. 521-1 du code de justice administrative que le prononcé d’une ordonnance de suspension de l’exécution est subordonné à la « réunion cumulative de l’existence d’une situation d’urgence et de doutes sérieux quant à la légalité de la décision attaquée. » Le cumul de nos doutes sérieux quant à la légalité de ce permis de construire et à l’urgence de la situation est-il significatif ? Voici ce que la juge des référés a répondu :

« En l’état de l’ensemble des éléments versés au dossier et des observations des parties formulées lors de l’audience publique, aucun des moyens soulevés par les requérants, et rappelés dans les visas de la présente ordonnance, n’est de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision en cause. Par suite, et sans qu’il soit de se prononcer sur la condition d’urgence, il y a lieu de rejeter les conclusions de la requête aux fins de suspension de cette décision. »

O R D O N N E:

Article 1er : La requête de l’association Mountain Wilderness et autres est rejetée. Article 2 : L’association Mountain Wilderness et autres verseront la somme globale de 800 euros tant à la commune de La Grave qu’à la société d’aménagement touristique de la Grave sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Monsieur le préfet, les travaux commencent donc dans la légalité morbide de ceux qui se bouchent les oreilles et ferment les yeux pour surtout ne pas regarder en face le monde qui vient, dans l’indifférence de tous ceux qui, comme nous et la petite plante, tentent de prendre racine là où une vie créatrice est rendue impossible. Nous disons dans la légalité morbide parce qu’en l’occurrence, la question n’est pas encore tranchée, un jugement de fond devant intervenir en 2024 : sûrs d’eux-mêmes, un regard confiant tourné vers l’avenir, les aménageurs piétinent, forent, et coulent le béton avant ce jugement, et avant le 26 septembre, date butoir jusqu’à laquelle vous pouvez enjoindre à la SATG de déposer une demande dérogation en vue de la destruction d’une espèce protégée. Après cette date, votre silence vaudra approbation.

Monsieur le préfet, les travaux commencent donc dans la légalité morbide de ceux qui se bouchent les oreilles et ferment les yeux pour surtout ne pas regarder en face le monde qui vient, dans l’indifférence de tous ceux qui, comme nous et la petite plante, tentent de prendre racine là où une vie créatrice est rendue impossible.

Collectif La Grave Autrement et Mountain Wilderness

Monsieur le préfet, les aménageurs de la montagne sont excusés. Après tout, « ils font simplement leur travail », comme on dit si bien. Mais vous ? Que reste-il aux collectifs citoyens, à part le droit, à part vous ? Mais justement nous a répondu Madame la juge des référés, en l’état de l’instruction et au regard du code de l’urbanisme, il n’existe pas de moyens suffisamment sérieux pour suspendre le projet. Évidemment, ils se sont entourés de juristes et d’avocats pour s’assurer de faire les choses « dans les règles », ce que nous avons contesté et que nous contestons toujours fermement. Le modèle court à sa perte, en toute légalité. Alors oui, un petit tronçon de téléphérique sur un petit glacier qui de toute façon va disparaître, dans un village qui lui aussi doit s’« adapter », ça ne change rien. Mais si Monsieur le préfet, ça change tout, ça commence par-là, par la pile de dossiers sur votre bureau et cette décision qui vous appartient et que vous avez entre les mains depuis le 26 juillet 2023.

Vous avez un collectif citoyen et un bureau d’étude sur les bras, qui ne cessent de produire des données et d’alerter ; vous avez à répondre à un rapport de l’Office Française de la Biodiversité, à une agente assermentée et deux chercheurs du CNRS qui ont constaté la présence d’une plante protégée sur un rognon rocheux. Depuis le 26 juillet, vous auriez pu demander à la SATG de déposer une dérogation pour destruction d’espèce protégée. Vous avez jusqu’au 26 septembre pour rendre votre décision, parce que nous vous avons mis en demeure de le faire au titre du code de l’environnement et de vos pouvoirs de police en la matière. L’intérêt général d’un glacier avec ou sans téléphérique doit-il être démontré ? A vous de nous le dire.

Voilà comment la petite plante est arrivée sur votre bureau. Quelques grenouilles et herbes affectionnant les zones humides contre un aéroport et son monde en Bretagne, une petite fleur alpine contre un téléphérique et le même monde dans les Alpes : les outils de lutte contre l’indécence et l’absurdité des projets modernes ont de quoi faire sourire, ou pleurer, on ne sait plus.

Alors monsieur le préfet, qu’allez-vous faire ? Nous sommes suspendus à votre verdict.


Quelques grenouilles et herbes affectionnant les zones humides contre un aéroport et son monde en Bretagne, une petite fleur alpine contre un téléphérique et le même monde dans les Alpes.

Collectif La Grave Autrement et Mountain Wilderness

Tous les signataires (par ordre alphabétique) :

Bernard Amy (alpiniste, écrivain)

Sandrine Bailly (biathlète, championne du monde)

Jérôme Baschet (historien, EHESS)

Delphine Batho (ancienne ministre de l’Écologie)

Thomas Beth (administrateur du Parc national des Écrins)

Romain Bertrand (Historien)

Stéphanie Bodet (alpiniste et auteure)

Christophe Bonneuil (historien)

Pierre Charbonnier (philosophe)

Caroline Ciavaldini (grimpeuse et auteure)

Marie Dorin (biathlète et championne olympique)

Sylvain Gauché (avocat au barreau de Clermont Ferrand)

Paulo Grobel (alpiniste, garant international de Mountain Wilderness)

Dorian Guinard (membre de Biodiversité sous nos pieds)

Emilie Hache (philosophe)

François Jarrige (historien)

Nathalie Hagenmuller (guide de haute-montagne, engagée dans le Collectif des Possibles, Chamonix)

Julie Jarno (avocate au barreau de Marseille)

Eric de Kermel (écrivain)

Ailton Krenak (leader de luttes autochtones / Brésil)

François Labande (alpiniste, écrivain, spécialiste du massif des Écrins)

Sébastien Lavergne (écologue ayant découvert l’Androsace du Dauphiné)

Antoine Laplane (Avocat barreau de Nantes)

Sandra Lavorel (écologue, médaille d’or du CNRS)

Frédi Meignan (ancien gardien de refuge dans le Parc national des Écrins, vice-président de Mountain Wilderness)

Fiona Mille (présidente de Mountain Wilderness France)

Nastassja Martin (anthropologue)

Corinne Morel Darleux (autrice)

Baptiste Morizot (anthropologue)

Vincent Munier (photographe, cinéaste)

Vincent Neirinck (membre du Comité de Massif des Alpes)

Yves Paccalet (philosophe, écrivain, naturaliste)

Arnaud Petit (alpiniste)

Alessandro Pignocci (dessinateur)

Eric Piolle (Maire de Grenoble)

Marion Poitevin (alpiniste et auteure)

Zoé Poncelot (avocate barreau de Marseille)

Matthieu Potte-Bonneville (philosophe, Centre Pompidou)

Liv Sansoz (alpiniste)

Pierre Suzzarini (Maire de Mens)

Estelle Zhong Mengual (historienne de l’art)

Charles Stépanoff (anthropologue)

Collectifs :

La Cluzad

Sauvons le Plateau de Beauregard de la Destruction

Collectif Terrestres

Collectif Naturaliste des Terres

Vercors Citoyen

Résilience Montagne

Collectif Selvagem


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19.09.2023 à 16:32

Enquêter, s’émerveiller et se révolter avec Élisée Reclus

Roméo Bondon

Bonnes feuilles – En 1869 et 1880, le géographe et militant anarchiste Élisée Reclus publie deux livres qui seront les plus réédités et traduits du grand savant. Avec Histoire d’un ruisseau et Histoire d’une montagne, Reclus s'adresse au plus grand nombre dans une langue vivante pour décrire la complexité et la beauté de la nature. Cent-cinquante ans plus tard, ces deux textes résonnent aussi comme des récits écologiques. Nous publions la préface de cette réédition.

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Texte intégral (6702 mots)
Temps de lecture : 16 minutes

Cette préface est issue de la réédition de Élisée Reclus, Histoire d’un ruisseau et d’une montagne, Paris, Libertalia, 2023.

1868-1869.

Un petit homme sec, le cheveu sombre et la barbe longue, foule le sable d’Arcachon pour étudier la formation des dunes. Ou plutôt est-ce le pavé de Bern qu’il arpente, car un congrès pour la liberté et la paix l’attend. Ou bien est-ce la pierraille d’une garrigue méditerranéenne qui accueille ses grôles – on ne sait précisément. Dans tous les cas, son pas est alerte et ses pensées se dirigent vers quelque livre à terminer ou entreprendre. À l’entame de sa quarantième année, Élisée Reclus vient de terminer le deuxième volume de La Terre et voit paraître ces jours-ci Histoire d’un ruisseau, un ouvrage d’une tout autre facture demandé par l’éditeur républicain Pierre-Jules Hetzel. Depuis quelques années, les monographies portant sur un milieu ou une région sont en vogue. Parmi d’autres, Jules Michelet a écrit La Mer (1861) puis La Montagne (1868) et, une décennie plus tôt, le philosophe positiviste Hyppolyte Taine a rendu compte de ses excursions dans son Voyage aux Pyrénées (1855) – ce même Taine qui regrettera, quelques années plus tard, « que des gens comme Élisée Reclus, de la Revue des Deux Mondes, [soient] parmi les insurgés [de la Commune]1 ».

Élisée Reclus, par Nadar, retouchée., vers 1900.

Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, deux hommes au regard pareillement clair inventent ce qu’on appellera par la suite nature writing ou littérature du « grand dehors2 ». Malgré un objet similaire de part et d’autre de l’océan – à grands traits, la nature – on ne ferait projets plus opposés. Tandis que Taine reçoit un prix de l’Académie française pour un opuscule sur Tite-Live, Henry David Thoreau herborise et parle aux poissons dans les environs de Concord, Massachusetts ; alors que Michelet vient d’achever sa monumentale histoire de France et prépare un traité d’éducation, John Muir traverse les États-Unis à pied depuis Indianapolis jusqu’au Golfe du Mexique, sans savoir de quoi sera fait son voyage3.

Élisée Reclus est sûrement un curieux mélange de tout cela, mélange auquel il faudrait ajouter, à l’exemple de Kropotkine, une énergie sans faille investie pour que s’impose enfin, un jour, une société d’humains libres et égaux. Il a déjà pris part à des expériences coopératives et a commis quelques articles dans le sens de l’émancipation – la Revue des Deux Mondes vient même de lui en refuser un, trop impétueux, sur « Les femmes en Amérique ». Il a connu un premier exil et un second l’attend. Mais on le connaît alors surtout pour sa compréhension fine des États-Unis, pour ses traités de géographie physique, pour les récits de ses voyages outre-Atlantique. C’est qu’après les jours glorieux de 1848, la réaction a conduit Élisée au voyage. Ce fut Londres, d’abord, puis l’Irlande, avant de gagner la Louisiane. Il y a passé une année, puis a repris la route pour des contrées plus tropicales. Ce sera la Colombie, par Cuba et Panama, trajet qu’il décrit dans son Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe4 (1861). On le voit, à l’instar de ses épigones étatsuniens, le jeune Élisée marque le monde de ses semelles avant que la plume ne s’y mette.

Dans sa biographie, donc, grands espaces et parcs joliment arborés se télescopent. S’il se remémore à coup sûr ses promenades le long du Mississippi5, ses baignades dans un torrent d’altitude ou dans une mer du sud, c’est en Normandie, non loin des larges méandres de la Seine, sur les rives calmes de l’Andelle et du Crevon, que le récit d’un ruisseau de bout en bout « innommé6 » prend forme.

Élisée Reclus,., Histoire d’un ruisseau, Paris, Hetzel, 1881.

Sitôt l’écriture terminée, Reclus s’éloigne des plaines normandes. Son Histoire d’un ruisseau est tirée à 10 000 exemplaires. La composition est agréable à l’œil, l’éditeur s’en est tiré pour peu de frais – 5 francs suffisent à se le procurer. Mais, que les ventes soient bonnes ou non, ça n’est pas ce jour l’affaire du géographe. Il s’en informe, certes, mais il a surtout touché la somme promise, son contrat est rempli et un nouveau peu débuter. C’est que d’autres tâches importantes l’occupent ou occupent ses proches.

Ainsi, tandis que, récemment veuf, il parcourt en deuil le sud de la France, son frère ainée, Élie, rentre d’Espagne où il a couvert pour quelques journaux l’insurrection qui a permis de détrôner la reine Isabelle II ; la compagne de ce dernier, Noémie, vient pour sa part de lancer, avec quelques pionnières d’un courant qu’on qualifiera plus tard de féministe, la Société de revendication des droits de la femme, à laquelle Élisée participe ; la Première Internationale fête ses cinq ans et invite le géographe à Londres ; Bakounine crée une nouvelle société secrète à laquelle Élisée prend part – il ne cessera de parler de l’organisation ouvrière comme de son ami russe dans ses textes à venir. Enfin, la libéralisation des droits de presse et de réunion fait que les idées neuves, celles que l’on rassemble sous les vocables de socialisme et de révolte, de communisme et de révolution, s’ouvrent à un public plus large.

Élisée s’informe et s’agite, donne des articles ici et là, fait des rencontres, correspond. Mais, sous son large front, un projet autrement plus ambitieux prend forme : « une œuvre considérable », a-t-il écrit une année plus tôt au géographe allemand Oscar Peschel, « à laquelle je serais très heureux de consacrer la plus grande part de ma vie7 ». Ce projet, précise-t-il, ne serait autre qu’une « Géographie générale », aussi complète que possible.

C’est l’hiver 1871, nous sommes à Paris et on enduit de colle un mur pour y placarder une affiche rouge. Sur celle-ci, ces mots : « Place au peuple ! Place à la Commune ! ».


Roméo Bondon

Quittons un instant ces considérations éditoriales et observons la jeune sœur d’Élisée, Louise Dumesnil. Elle vient de recevoir une lettre de son frère. Il prévoit de se rendre à Nice afin, selon ses mots, de « guidifier » à propos des Alpes-Maritimes, pour la collection que dirige Adolphe Joanne chez Hachette. Il cherche une maison dans la région pour en faire un point de ralliement familial. Bientôt, ajoute-il, il sera prêt à débuter son Histoire d’une montagne, « sur le mont Agel, au milieu des bruyères et des cystes8 » en compagnie de ses proches. On imagine Louise se réjouir de partager enfin quelques semaines avec Élisée. Qu’ils se retrouvent ou non, ça n’est pas là notre affaire – laissons-les pudiquement à leurs effusions.

Pour ce qui est de l’ouvrage annoncé, le temps se montrera capricieux. Trois années nous séparent d’une première version et onze de la parution finale. Reclus rêvait de travailler un œil rivé sur le calcaire de ces petites montagnes du Sud et l’autre sur les bords de la Méditerranée ; c’est dans l’ombre d’une cellule surchargée, près de Brest, le ventre vide et le cœur au bord des lèvres, qu’il commencera à noircir ses feuillets.

Écouter sur Terrestres des extraits choisis de Histoire d’un ruisseau, interprétés par la compagnie le Rouge et le Vert, « Histoire d’un ruisseau », mars 2021.

Si les deux Histoires devaient paraître en l’espace de quelques mois, une ou deux années tout au plus, plus d’une décennie s’est intercalée entre elles. Assez de temps pour que des milliers de pages soient écrites et pour qu’autant de kilomètres soient parcourus, à pied ou en train. Assez de temps, aussi, pour que s’affirme un idéal anarchiste en germe jusqu’alors. De cela – des pages, des kilomètres et des idéaux – nous reparlerons. Mais pour l’heure, une nouvelle année commence. C’est l’hiver, nous sommes à Paris et on enduit de colle un mur pour y placarder une affiche rouge. Sur celle-ci, ces mots : « Place au peuple ! Place à la Commune ! ».

1871-1872.

La Commune d’Élisée est de courte durée. Dans l’effervescence qui fait suite à l’insurrection, il rédige et se bat. Avec d’autres, il compose un « Appel au peuple de Paris » que les murs de la ville accueillent et que la presse diffuse ; avec d’autres, il vient en renfort de troupes commandées d’une bien piètre manière. À peine a-t-il découvert le champ de bataille, aux portes de la ville, qu’il est fait prisonnier par l’armée versaillaise. À compter de ce jour d’avril 1871, ce sont alternativement 14 prisons qui, dans tout le pays, lui serviront de toit pendant plus d’un an.

Une barricade à Paris, 18 mars 1871. Crédit : Musée Carnavalet / Wikimedia Commons.

Pour qu’ils rejoignent depuis Versailles le fort de Quélern, situé dans la rade de Brest, les insurgés sont entassés dans des wagons à bestiaux. Élisée racontera, vingt années plus tard, les trente heures qu’ils passèrent ainsi ensemble en direction du Finistère :

« C’était un fouillis de bras, de têtes et de jambes. Les bâches étaient soigneusement fermées autour de la cargaison de chair humaine, nous ne respirions que par les fentes et les interstices du bois. On avait jeté dans un coin un tas de biscuits en miettes […]. Les excréments des malades se mêlèrent à la boue de nos biscuits9. »

À Quélern comme par la suite sur l’île proche de Trébéron, aux casemates du Mont-Valérien ou à l’ancien chenil impérial de Saint-Germain, il fait froid, les maladies sont nombreuses et la nourriture, mauvaise, est réduite à rien. Pourtant, une courte lettre écrite en juillet nous informe qu’un nouveau contrat est signé avec Pierre-Jules Hetzel : l’Histoire d’une montagne est entamée.

Que le collégien sorti de la prison, sceptique et blasé, apprenne à suivre le bord des ruisseaux, qu’il contemple les remous, qu’il écarte les feuilles ou soulève les pierres pour voir jaillis l’eau des petites sources, et bientôt il sera redevenu un cœur simple, jovial et candide.

Élisée Reclus

Si les conditions déplorables épuisent Élisée, si les nouvelles reçues de Paris l’assombrissent, il s’accroche en instruisant ses camarades analphabètes et en composant, quand un peu de calme le lui permet, ce nouvel ouvrage. Pour cela, il peut compter sur le souvenir de ses lectures et de ses excursions – les derniers mots du livre en attestent. Sûrement songe-t-il à son prédécesseur Humboldt qui, au début du siècle, a gravi les pentes du Chimborazo dans le but de faire cas des changements de la végétation en fonction de l’altitude ; à coup sûr, il se remémore les récits faits par ses amis, adeptes de la haute-montagne, membres des clubs alpins qui fleurissent alors ; surtout, son corps est prompt à lui rappeler ses propres ascensions dans les Alpes10. Peut-être sa bouche se tord-elle en une grimace lorsqu’il revoit la main blessée d’Élie, après une chute dans le massif du Pelvoux ou lorsqu’il repense aux pieds sanguinolents de son ami Paul Broca au même endroit. Mais il est certain que c’est en souriant qu’il commence la rédaction. Comme il l’a lui-même noté quelques années auparavant, Élisée est de ceux « pour qui l’escalade des rochers est une véritable volupté11 ». Et si c’est au passage d’un col, à mi-chemin entre la plaine et un sommet qu’on devient « maître de soi-même et responsable de sa propre vie12 », il n’y a rien d’étonnant à ce que ces images l’envahissent au plus fort de sa réclusion et momentanément l’en dégagent.

La prison est une chose ; la justice une autre. La réputation d’Élisée le sert autant qu’elle le met en danger. À son procès, on oscille entre un peu de clémence pour le savant et une froide sévérité pour le militant. Tandis que le géographe croupissait à Fort Quélern, Thiers, le bourreau des communards, a offert sa grâce en échange d’un bâillon : Élisée a refusé. Puis des scientifiques du monde entier se sont fendus d’une signature sur une pétition, d’anciennes amitiés républicaines se sont souvenues de l’honnêteté de l’homme. Lors du jugement, d’abord, rien n’y fait : on condamne le géographe à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Puis, la peine est commuée : Élisée doit quitter le territoire pour dix années au moins. Le voici qui gagne la Suisse, comme ceux de ses camarades qui ne sont pas morts.

Une fois la frontière franchie, il décrit son soulagement à son éditeur :

« De la terrasse, je contemple l’immense amphithéâtre. Là-bas est le Niesen, promontoire bleu qui dresse sa pointe au-dessus des montagnes de l’Emmenthal. En face est le Pilate aux trois pointes. […] Décidément, je suis bien mieux ici que dans ma prison pour rédiger l’Histoire d’une montagne13. »

Un plein été à respirer l’air des Alpes et voici qu’un premier manuscrit est envoyé. Il paraîtra en feuilleton quatre années plus tard. La misanthropie qui affleure dans les premières pages – ce que regrettera l’auteur – s’est évanouie : ragaillardi, Reclus peut s’adonner à ses projets géographiques et politiques sans plus attendre.

Élisée Reclus., Histoire d’une montagne, Paris, Hetzel, 1880, p. 8.

Après avoir rejoint Élie à Zurich, Élisée s’installe avec sa compagne, Fanny L’Herminez, à Lugano, dans le Tessin, non loin de cette maison qu’a acquise le militant italien Cafiero sur les rives du lac Majeur pour y loger Bakounine et, avec lui, la révolution. Mais voici que Fanny, comme Clarisse avant elle, meurt quelques jours après l’enfant qu’elle vient d’accoucher. Reclus, veuf de nouveau, troque le sud du pays pour le nord, le lac Majeur pour le lac Léman, passe d’un insurgé russe à un autre : Bakounine décède à son tour et, un an plus tard, Élisée fait la rencontre de Kropotkine. Très vite, les deux hommes se lient.

S’il y passe le plus clair de son temps, Reclus n’est pas en Suisse comme en résidence surveillée, loin s’en faut. L’élaboration de sa Nouvelle Géographie universelle l’amène à mobiliser de nombreux collaborateurs et à parcourir une Europe qu’il connaît encore trop peu. Aussi se rend-il, seul ou accompagné de camarades, dans les Carpates et en Transylvanie, en Italie, en Allemagne, à Londres, en Belgique et au Pays-Bas, au Danemark et en Suède. S’il passe de longues heures à sa table de travail, Élisée est bel et bien, selon l’expression de Lucien Febvre, « un géographe de plein vent ».

*

Des pages et des kilomètres, a-t-on dit ; des idéaux, a-t-on ajouté. Ceux-là se structurent dans les feuilles du Révolté qui paraît à Genève et dans les réunions qu’organise la Fédération jurassienne, association antiautoritaire qui, peu à peu, formalise ce communisme-anarchiste dont Élisée sera l’un des porte-voix14.

1880-1881.

La question a été abordée plus d’une fois. Au Parlement, c’est presque une blague. Ne faudrait-il pas gracier une poignée de communards ? Ne pourrait-on pas, même, accorder l’amnistie à la plupart ? Les arguments, qu’ils soient pour ou qu’ils soient contre, sont les mêmes à chaque fois. Certains s’insurgent : et le désordre ? la colonne Vendôme, les Tuileries ? et l’anarchie ? D’autres tempèrent – la Nation aurait besoin d’une réconciliation. C’est que 20 000 morts, 40 000 jugements prononcés, cela fait beaucoup. Ça s’est coincé dans la gorge de la République comme les arrêtes d’un brochet ou les petits os d’un chapon. Au milieu de l’année 1880, pourtant, la gorge se dénoue : l’amnistie des communards et des communardes est votée.

D’Angleterre, de Belgique et de Suisse, on s’empresse de revenir. Des bateaux débarquent les déportés du Pacifique. Depuis Clarens, on imagine Élisée satisfait de la nouvelle. Dans les mois à venir, il ira visiter sa famille, à Orthez. Mais il ne montre rien de sa joie. D’autres objets l’animent. Le cinquième volume de sa Nouvelle Géographie universelle, sur l’Europe scandinave et russe, est à paraître. Il faut discuter des cartes avec l’éminent Charles Perron et quelques détails sur la Sibérie sont à clarifier auprès du géographe Léon Metchnikoff. À La Chaux-de-Fonds, dans le Jura suisse, la motion portée par Élisée, Kropotkine et Cafiero pour un communisme-anarchiste s’est imposée sur les propositions collectivistes – un nouvel élan secoue le socialisme. Enfin, son Histoire d’une montagne paraît en volume, mettant un terme à sa longue gestation.

Élisée Reclus., Histoire d’une montagne, Paris, Hetzel, 1880.

Il reste à Reclus vingt-cinq années à vivre. Celles-ci seront riches, on s’en doute : d’autres pages, des kilomètres nombreux encore, une doctrine qui ira s’affirmant. Des procès et des polémiques, aussi. Notre propos s’en est tenu à la décennie qui relie les deux Histoires présentement rééditées – d’autres ont déjà conté la suite15. Quittons l’auteur ici pour revenir une dernière fois à ces œuvres.

*

Donc, d’un ruisseau et d’une montagne.

Pour Reclus, pour son temps et pour le nôtre, qu’ont été et que sont ces deux ouvrages ? Des « récréations », comme le laisse suggérer le nom de la collection dans laquelle ils paraissent ? Des œuvres édifiantes et instructives à seule destination d’un jeune public ? Il est vrai que plusieurs générations d’élèves les recevront lors de cérémonies des prix qui scandent les premières années d’école. La Ville de Paris en fera un des titres de ces attributions. Et quoi d’autres ? Poésie et science, un peu de tout cela sûrement. Ça n’est pas une piètre tâche que de vulgariser des sciences naturelles en pleine mutation pour un public auquel, d’ailleurs, il n’a pas de peine à s’identifier.

Histoire d’un ruisseau et d’une montagne sont de véritables poèmes de vulgarisation scientifique et de méditation morale.

Bertrand Guest

L’éducation, l’instruction et la pédagogie occupent une place de choix dans les préoccupations d’Élisée, à l’instar des autres théoriciens anarchistes16. En cela, Histoire d’un ruisseau et Histoire d’une montagne forment une boucle. Au début du premier texte, on trouve ainsi ces phrases :

« Que le collégien sorti de la prison, sceptique et blasé, apprenne à suivre le bord des ruisseaux, qu’il contemple les remous, qu’il écarte les feuilles ou soulève les pierres pour voir jaillis l’eau des petites sources, et bientôt il sera redevenu un cœur simple, jovial et candide17. »

En guise de conclusion, le second texte offre un parfait contre-point, qu’il n’est pas inutile de citer en entier :

« La véritable école doit être la nature libre, avec ses beaux paysages que l’on contemple, ses lois que l’on étudie sur le vif, mais aussi avec ses obstacles qu’il faut surmonter. Ce n’est point dans les étroites salles aux fenêtres grillées que l’on fera des hommes courageux et purs. Qu’on leur donne au contraire la joie de se baigner dans les torrents et les lacs des montagnes, qu’on les fasse promener sur les glaciers et sur les champs de neige, qu’on les mène à l’escalade des grands sommets. Non seulement ils apprendront sans peine ce que nul livre ne saurait leur enseigner, non seulement ils se souviendront de tout ce qu’ils auront appris dans ces jours heureux où la voix du professeur se confondait pour eux, en une même impression, avec la vue de paysages charmants et forts, mais encore ils se seront trouvés en face du danger et ils l’auront joyeusement bravé. L’étude sera pour eux un plaisir, et leur caractère se formera dans la joie18. »

Ces deux livres, qu’un historien qualifiera de « véritables poèmes de vulgarisation scientifique et de méditation morale19 », ne peuvent toutefois en rester à l’état de récompense pour bons élèves. S’ils paraissent tous deux dans la même collection que les romans de Jules Verne, leur succès est bien moins considérable, certes ; s’ils ne sont pas dénués de contenu politique, ils n’ont guère la teneur de textes postérieurs, c’est évident20. Et pourtant, c’est en feuilletant l’un de ces deux ouvrages que nombre d’anarchistes, en France, en Italie ou en Espagne, ont fait connaissance avec le nom de Reclus au cours du XXe siècle ; ce sont, à ce jour, ses livres les plus réédités, les plus traduits, ceux que délaissent chercheurs et chercheuses mais louent lecteurs et lectrices.

Élisée Reclus., Histoire d’une montagne, Paris, Hetzel, 1880, p. 14.

Œuvres mineures, peut-être, comparées à sa trilogie géographique que constituent La Terre (1868-1869), La Nouvelle Géographie universelle (1876-1894) et L’Homme et la Terre (1905-1908), elles n’en sont pas moins les plus connues désormais – au point qu’une vénérable maison d’édition française se permette de tronquer quelques chapitres d’Histoire d’un ruisseau pour parer les fragments restant d’une étonnante « sagesse » et en modifier le titre.

Pour nous, l’intérêt est certain. Qu’en était-il pour le géographe ? La qualité de l’entreprise lui importe, cela est sûr – même, il s’inquiète et se montre insatisfait. Il a pu faire part de ses doutes à son éditeur au moment de lui remettre la première version d’Histoire d’une montagne : «Mon livre est à la fois science et poésie, mais il vaudrait mieux qu’il fût l’un ou l’autre ; je crains bien que le genre lui-même ne soit faux21. » Un genre, il est vrai, qui ne sera pas du goût de tous : d’aucuns critiquent cette « gaffe prétentieuse d’allier la poésie à la science22 » – des esprits chagrins qui, songe-t-on, ne comprennent goutte à l’une comme à l’autre. De même, alors que la publication en volume approche, Élisée s’enquiert des illustrations qui accompagnerons ses mots – il les trouve peu à son goût, preuve que la cohérence interne de cet ouvrage compte autant que pour un autre. Œuvres mineures, oui, mais comme le serait un accord simplement modulé : les références, nombreuses, sont dissimulées ; le vocabulaire technique est abondant mais se voit réhaussé de métaphores et de superlatifs ; la narration est tenue par un auteur qui implique son corps dans son texte autant qu’il a pu le faire lors de ses expéditions.

Alors oui, l’entreprise, le style et les informations sembleront datées. Mais rien n’empêche de souffler sur la poussière pour donner à lire, de nouveau, deux ouvrages qui ont fait date. Qu’on les qualifie de bréviaires écologistes ou de « divulgations géographiques23 », de récits géopoétiques ou de matrice sur laquelle édifier « un monde à part24 », ces deux Histoires ne laissent pas indifférent. Mieux, elles invitent à lever la tête pour observer ce qui survient dehors – au hasard, bruissement d’ailes, fracas de la ville, neige sous les chausses. Il ne reste plus qu’à sortir faire quelques pas.


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  1. Cité dans Brun Christophe, 2014. Élisée Reclus. Les Grands textes. Flammarion, coll. Champs, Paris, p. 305.
  2. Le Bris Michel, 1992. Le Grand dehors. Payot, Paris.
  3. Muir John, 2006 (1916). Quinze cents kilomètres à pied à travers l’Amérique. Corti, Paris.
  4. Reclus, Élisée., 2020 (1861). Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe. Le Pommier, Paris.
  5. Le Lay Yves-François, 2008. Le Mississippi d’Élisée Reclus : donner du sens aux eaux courantes. Cahiers de géographie du Québec, vol. 52, n° 146, p. 215-228.
  6. Cornuault Joël, 2003 (1995). Élisée Reclus, géographe et poète. Fédérop, Gardonne, p. 19.
  7. Lettre à Oscar Peschel, 28 octobre 1868, reproduire dans Dumesnil [Reclus] Louise, (éd.), 1911. Élisée Reclus, Correspondance, Tome premier, Décembre 1850-mai 1870. Schleicher, Paris, p. 298.
  8. Lettre à Louise Dumesnil, 1869, ibid., p. 335.
  9. Itinéraire carcéral retracé pour Lissagaray Prosper-Olivier, 1896 (1876). Histoire de la Commune de 1871. Dentu, Paris. Cité dans Brun, C. 2014. Op. cit., 325.
  10. Reclus Élisée, 2015. Les Alpes. Héros-Limite, Genève.
  11. Reclus Élisée, 2019 (1866). Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes. Bartillat, Paris, p. 31.
  12. Ibid., p. 35.
  13. Lettre à P.-J. Hetzel, 27 mars 1872. Cité dans Ferretti Federico, 2014. Élisée Reclus. Pour une géographie nouvelle. Éd. CTHS,Paris, p. 89.
  14. Enckell Marianne, 2012 (1971). La Fédération jurassienne. Entremonde, Genève.
  15. Parmi les premiers, le bibliophile anarchiste Max Nettlau, dont il serait bon de traduire sa biographie parue en deux volumes en 1929-1930. Eliseo Reclus, la vida de un sabio justo y rebelde, Barcelone, Publicaciones de la Revista Blanca.
  16. Reclus Élisée, Kropotkine Pierre et Perron Charles, 2018. La Joie d’apprendre. Héros-Limite, Genève.
  17. Infra., p. 233.
  18. Infra., p. 220.
  19. Guest Bertrand, 2017. Révolution dans le cosmos : essais de libération géographique. Classique Garnier, Paris, p. 20.
  20. Textes rassemblés pour la plupart dans Reclus Élisée, 2012. Écrits sociaux. Héros-Limite, Genève.
  21. Lettre à P.-J. Hetzel, 26 juin 1872, citée dans Ferretti Federico, 2014. Op. cit., p. 90.
  22. Article de Benjamin Guinaudeau à propos d’une conférence d’Élisée Reclus, La Justice, 20 mai 1894. Cité dans Brun Christophe, 2014. Op. cit., p. 173.
  23. Selon l’expression du cartographe et parent d’Élisée, Franz Schrader, dans la nécrologie qu’il consacre à son lointain cousin. La Géographie, 15 août 1905, n° 83. Cité dans Brun Christophe, 2014. Op. cit., p. 95.
  24. White Kenneth, 2018. Un monde à part. Cartes et territoires. Héros-Limite, Genève.

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13.09.2023 à 12:30

Devant l’anéantissement du vivant, des naturalistes entrent en rébellion

Les naturalistes des terres

Aux premières loges du désastre écologique, des naturalistes assument la portée politique de leurs pratiques de défense du vivant et des milieux. Ces professionnels et amateurs spécialistes de la biodiversité s’organisent pour sortir de leur impuissance. Cet entretien fleuve avec des membres des « Naturalistes des terres » offre une plongée dans un mouvement naissant et bouillonnant d’inventivité.

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Texte intégral (9040 mots)
Temps de lecture : 24 minutes

Entretien réalisé par Léna Balaud et Antoine Chopot auprès de cinq membres des Naturalistes des Terres.


Pouvez-vous revenir sur la genèse du réseau des Naturalistes des terres, sur les intuitions qui sont à l’origine de sa création ? Pourquoi avez-vous fait le choix de commencer par créer un annuaire cartographique en ligne des naturalistes ?

Nous étions plusieurs à trouver paradoxal qu’il y ait si peu de naturalistes au sein des luttes contre la destruction du vivant. Lors de rencontres paysannes l’été dernier (2022), l’une d’entre nous a souligné cette contradiction, et les échanges qui ont suivi ont débouché sur l’envie de créer un annuaire cartographique des naturalistes, de rédiger une tribune médiatique et d’organiser des rencontres nationales.

La mise en ligne de l’annuaire cartographique et la publication de la tribune permettaient de répondre à une première question : combien sommes-nous à partager un constat d’impuissance ? C’est une manière de se compter que nous voulions engageante.

Il y avait aussi un objectif très opérationnel : cet outil permet la mise en lien de naturalistes, supposé·es éloigné·es des espaces militants, avec des collectifs en lutte. En commençant par un annuaire on a fait le pari qu’il n’y a souvent pas besoin d’autre chose que de la mise en relation de personnes, de compétences et de sensibilités. Les volontés de décloisonnement, de mixité sociale sont un préalable et nous voulions proposer aux naturalistes de rejoindre des espaces en lutte pour participer à ces dynamiques. En espérant pouvoir proposer de nouveaux outils et horizons de lutte aux militants, et montrer un débouché politique inhabituel à des naturalistes.

Muscardin. Crédits : Naturalistes des Terres.

On ne peut pas comprendre votre initiative sans la remettre dans le contexte des conditions de travail des naturalistes aujourd’hui. Les naturalistes professionnel·les font leur métier par passion, depuis un profond attachement aux vivants. Mais ils et elles doivent souvent travailler dans des conditions précaires, pour certains dans des bureaux d’études qui leur demandent d’avaliser la destruction d’écosystèmes ou d’êtres vivants pour des projets d’aménagement. Comment sortir de cet état de dissonance cognitive qui semble frapper bon nombre des naturalistes professionnel·les ?

Un des principaux facteurs de découragement est sans doute l’absence de possibilités d’agir politiquement avec efficacité. La seule possibilité actuelle réside dans des instances traditionnelles de la protection de la nature qui échouent malheureusement souvent dans leurs rôles. Une fois sa journée de salarié·e, d’indépendant·e ou de bénévole terminée, le ou la naturaliste n’a que peu de possibilité de se faire entendre et de faire entendre la disparition des êtres vivants.

L’intuition de départ est donc de venir pallier le manque d’un espace d’échange entre nous et de liberté de parole sur des problématiques politiques qui touchent les naturalistes. Par le simple fait de pouvoir se retrouver avec cette sensibilité, ces savoirs naturalistes et un diagnostic environnemental communs, de se mettre en mouvement collectivement pour se sortir d’un état d’abattement partagé par beaucoup.

Parmi les organisations accueillant le plus de naturalistes il y a les associations de protection de la nature et de l’environnement (APNE), de manière salariée ou bénévole et les bureaux d’étude (BE) de manière salariée. Le cas des travailleurs en BE est déjà bien traité par l’article de Reporterre1 sur le blues des naturalistes. Une motivation très présente des Naturalistes des terres à l’égard des camarades en BE est de chercher à aider, épauler ces travailleur·euses. Si les BE doivent être critiqués, certains font très bien leur boulot, et nous savons qu’il y a beaucoup d’intérêts pour un·e naturaliste d’y travailler. C’est un bon moyen de se former, et de faire d’une passion un métier. C’est aussi une possibilité de peser dans des dossiers d’aménageurs. Le sujet pour nous est aussi de proposer un espace d’échange et d’organisation entre professionnels de BE.

Le simple fait de pouvoir se retrouver avec cette sensibilité, ces savoirs naturalistes, un diagnostic environnemental commun et de se mettre en mouvement collectivement permet de sortir d’un état d’abattement partagé par beaucoup.

Les naturalistes des terres

Les organismes qui gèrent des espaces naturels sont dépendants de financements publics ; les associations de protection de la nature assumant un certain degré d’engagement militant le sont souvent également en partie. À quel point ces structures sont-elles à la merci du bon vouloir de leurs bailleurs ? L’exemple récent   de l’Association de Protection, d’Information et d’Études de l’Eau et de son Environnement qui a perdu ses subventions régionales suite à une prise de position sur les réseaux sociaux au sujet des mégabassines dans les Deux-Sèvres, est éloquent…2.

Les subventions publiques sont d’une grande importance pour beaucoup d’APNE3. C’est de l’argent qui tombe sans contrepartie ou très peu. Ça peut se compliquer avec le fonctionnement par appel à projet, il faut faire preuve d’un peu de contrition pour rentrer dans les cases mais ça passe encore. Et puis parfois, la puissance publique ne vous suit plus car vous avez été un peu trop militant. Alors il faut se tourner vers d’autres sources de financement comme le mécénat, au risque de créer des tensions internes car on va chercher de l’argent d’entreprises privées pas toujours exemplaires, le risque étant de devoir licencier une partie des salarié·es qui sont également des collègues, ami·es, complices d’une vie à défendre le vivant.

En effet, une partie du milieu associatif de la protection de la nature s’est faite coincer dans des logiques salariales et un fonctionnement économique très dépendant de subventions publiques. Il arrive que des APNE se positionnent et décrochent des appels d’offres pour réaliser des missions de bureaux d’études, afin d’accompagner des projets, comme des installations d’éoliennes par exemple. Dès lors, il devient compliqué de s’y opposer lorsque ce serait nécessaire. Ce fonctionnement les rapproche d’ailleurs beaucoup d’une logique de BE. Le niveau de liberté de parole s’amenuise. L’exigence éthique passe au second plan par rapport à la nécessité de conserver les emplois créés au sein de l’association. C’est une forme d’auto-censure.

De plus, le « contrat d’engagement républicain » semble être une épée de Damoclès de plus sur l’avenir des associations de protection de la nature. Lorsque vos observations, conclusions scientifiques ou convictions vont radicalement à l’encontre des intérêts et visées des financeurs, comment tenir l’exigence de vérité et de probité ?  Est-ce que des naturalistes s’organisent pour réagir à l’intensification de ces pressions et de ces mises sous silence ?

Effectivement, depuis 2021, la création du Contrat d’engagement républicain (CER) ajoute une limitation de la liberté de militer pour les APNE. Il s’agit d’une liste d’engagements « républicains » qui, s’ils ne sont pas respectés, peuvent aboutir à des suppressions de subventions. A l’origine issu de la loi dite “séparatisme” et visant l’islam radical, les formulations des engagements sont suffisamment étendues pour y inclure toutes les associations comme les APNE. La culture militante naturaliste étant relativement peu offensive, le CER vient en plus bâillonner toute possibilité d’augmenter un rapport de force. Il est bien malheureux que le CER n’ait soulevé aucune résistance dans nos milieux naturalistes lorsqu’il est sorti.

Ce qui est terrible avec le contrat d’engagement républicain, c’est que même des financements publics ne permettent plus le fonctionnement d’une APNE avec une haute éthique. Nous espérons être assez malin·es pour être capables de venir épauler, prolonger ce réseau associatif, dans lequel nombre d’entre nous sont impliqués, sur une scène politique militante, activiste à laquelle il n’a plus le droit de participer.

Annuaire cartographique des naturalistes des terres.

Avec l’annuaire cartographique, les naturalistes peuvent apporter leur soutien et leur expertise aux luttes locales. Quel peut être le rôle spécifique des naturalistes dans les luttes écologistes aujourd’hui ? Et en quoi sont-ils des acteurs politiques à part entière de ces luttes écologistes, plutôt que de simples moyens mis au service de victoires possibles ?

L’expérience du collectif des Naturalistes en lutte né sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en 2012, auquel certains d’entre nous ont participé, apporte quelques réponses. Au tout départ, cette initiative n’a pas trouvé beaucoup d’écho ou d’enthousiasme chez les militant.e.s. Les arpentages des premiers naturalistes, accoutré·es de jumelles, loupes, filets et guides d’identification ne paraissaient pas, aux yeux des autres militants, comme des actions efficaces pour contrer le projet d’aéroport. À cette époque, nous avons arpenté le bocage avec une pointe de malaise… mais nous nous sommes rapidement retrouvé·es à 200 !

Et en effet, les inventaires des naturalistes en luttes ont permis de ralentir le projet, laissant d’autant plus d’espace à la constitution d’un collectif en lutte sur la ZAD. Si le plan juridique de la lutte est utile mais aride, la présence des naturalistes sur une zone à défendre fait que la question des vivants y est sans cesse rappelée. Elle peut alors transformer la trajectoire des personnes en lutte de manière imprévue : leurs pratiques agricoles ou l’adoption des masques d’animaux en manifestation. C’est donc aussi du côté sensible et collectif que les transformations ont lieu. 

Ça a été un basculement marquant pour certain·es d’entre nous du collectif Naturalistes en lutte, entre la période où nous faisions les inventaires en toute discrétion, et celle où les masques des manifestations sont devenus des masques d’animaux protégés qui avaient été inventoriés sur la zone à défendre. Les espèces inventoriées ont été brandies comme autant d’étendards jusqu’à construire un triton marbré de 18 mètres de long. Les masques d’animaux sont venus remplacer les drapeaux dans les cortèges. Cela a permis à tous les participant·es de la lutte, naturalistes ou non, de faire un lien symbolique entre les mouvements sociaux et le monde des vivants.

Nous naturalistes, nous sommes des acteurs politiques à part entière car nous pouvons apporter aux militants non seulement du savoir et des informations, mais surtout des occasions d’élargissement de la signification de la référence à la polis contenu dans la notion de politique : la « cité », le monde à défendre, est composé de tous les individus vivants, et pas seulement les humains. Par nos actions, balades, récits naturalistes, nous pouvons non seulement protéger mais aussi faire aimer les espèces, et à cette occasion rattacher le fonctionnement du collectif habitant à tous les vivants.

Les naturalistes sont minoritaires, mais par leur exemplarité et leur ancrage, ils et elles peuvent contribuer à opérer un déplacement dans la manière de penser nos façons de lutter.

Les naturalistes des terres

Les naturalistes sont les porteur·euse.s d’une culture scientifique de connaissance du vivant. Mais leur pratique ne serait rien sans un engagement sensible et un attachement singulier aux milieux observés, sans une passion pour la nature et la vie non-humaine sous toutes leurs formes, comme vous venez de l’évoquer. Votre initiative semble ne pas se limiter à la volonté d’apporter des connaissances et de la vulgarisation scientifique aux luttes locales (bien que ce soit fort nécessaire). Pourquoi est-il si important de provoquer une attention aux vivants et un déplacement du regard des militant·es, au-delà d’un certain pragmatisme stratégique ?

Les naturalistes sont minoritaires, mais par leur exemplarité et leur ancrage, ils et elles peuvent contribuer à opérer un déplacement dans la manière de penser nos façons de lutter. Tout d’abord, transmettre des savoirs naturalistes permet de viser une forme d’exemplarité du mouvement des luttes pour le vivant. Les bonnes intentions seules ne suffisent pas et connaître le plus possible les enjeux écologiques sur un espace permet d’éviter des dégâts que l’on pourrait générer par la présence d’un festival, d’une manif-action ou tout autre évènement.

Ensuite, les naturalistes sont des profils ultra-minoritaires. Le seul moyen de massifier leurs connaissances et leurs sensibilités est de transmettre. La force des naturalistes n’est absolument pas le nombre mais la compréhension des enjeux, la prise en compte permanente des altérités non humaines.

Callune. Image issue des volumes de l’Atlas des racines 1982 et 1992, de l’université Wageningen en Allemagne.

Enfin, prendre conscience progressivement de la richesse du vivant sur un espace, quel qu’il soit, renforce nécessairement notre attachement à un lieu et probablement l’envie de le défendre. L’inverse peut être vrai aussi. Pour un naturaliste, constater la disparition inexorable des différentes espèces peuplant une forêt, un marais, une prairie peut amener à une distanciation envers cet espace. Ce n’est pas la géographie d’un lieu qui est importante, mais bien ce qui le peuple et qui génère des affects.

En développant de nouvelles formes d’attention, l’idée est de donner une place à part entière aux vivants non humains, en développant sur un territoire de lutte une vraie relation de compagnonnage avec les espèces présentes. Le but, c’est de quitter une représentation des luttes anthropocentrée pour créer une communauté plus large. À terme, nous aimerions que la culture naturaliste ait tellement infusé nos façons de lutter qu’il ne soit plus envisageable de ne pas considérer les non-humains comme des camarades. L’attention au vivant pourrait alors devenir quotidienne pour les militant·es et pas seulement lors des moments de lutte. Les manif-actions et les week-ends de mobilisation sont des temps collectifs forts et propices pour déplacer la focale et faire fructifier les attentions et les sensibilités naturalistes.

Nous sommes des acteurs politiques à part entière car nous pouvons apporter aux militants non seulement du savoir, mais surtout un élargissement de la politique : la « cité », le monde à défendre, est composé de tous les individus vivants, et pas seulement les humains.

Les naturalistes des terres

Mettre nos connaissances des vivants au service des luttes 

Si les naturalistes sont présent·es de longue date dans les luttes environnementales, notamment sur les ZAD, il semble y avoir eu un seuil franchi avec le week-end d’action contre l’autoroute A 133-134 près de Rouen en mai dernier. Une nouvelle stratégie a en effet été tentée avec la création de deux mares dans la forêt de Bord et des scarifications de chênes pour accélérer la venue du grand capricorne – autant de gestes qui relèvent de ce que l’on peut appeler la « guerilla rewilding ». Tout cela dans le cadre d’une manifestation de plus de 2 000 personnes. Pouvez-vous revenir sur la réflexion qui a conduit à cette action naturaliste de masse et sur le choix des lieux et de vos modes d’action ? Comment vos pratiques et compétences naturalistes ont-elles servi à concocter ces actions ? Et quelles ont été les réactions des manifestant·es à ces nouvelles formes d’action politique ?

Cette action naturaliste massive s’est construite en lien avec les opposant.e.s locaux contre l’autoroute A133-134 et les Soulèvements de la Terre. C’est important de le préciser car cela part des besoins d’une lutte locale et fait aussi appel à des savoir-faire plus expérimentés d’un mouvement qui pratique les manif-actions à plusieurs milliers de personnes. Nous avons aidé à préparer ces actions, afin de  construire leur pertinence naturalsites, et le récit qui y serait associé depuis nos savoirs et nos sensibilités sur cette journée de manifestation.

Grand capricorne. Crédits Pierre Bornand.

À partir des espèces connues ou susceptibles d’être présentes en Forêt de Bord (un espace naturel sur le tracé du projet d’autoroute), quatre ont été retenues, notamment pour leur statut de protection, qui est un des outils de lutte à notre disposition, mais aussi pour leur capital sympathie ou symbolique voire totémique. Ainsi, on pouvait retrouver à l’honneur Cerambyx cerdo, le Grand capricorne, un insecte pourtant rarement apprécié du grand public et des professions du bois. 

Les quatre espèces totems – le muscardin, le triton, le grand capricorne et le pic mar – nous laissaient la possibilité de diviser la manifestation en autant de cortèges et donc de diluer la pression humaine au sein de la forêt. C’était aussi une manière de se donner la possibilité de proposer une gamme de gestes plus ou moins offensifs avec différents niveaux d’engagement, de manière à pouvoir inclure une plus grande diversité de manifestant-es.

Muscardin. Crédits : Naturalistes des Terres.

La pose des nichoirs à Muscardins était la plus « mignonne » des actions proposées mais pas la moins offensive si l’on se place du point de vue de la lutte juridique. Le Muscardin est un rongeur protégé. Les nichoirs sont des aménagements simples, peu coûteux permettant soit de détecter plus facilement l’espèce ciblée, sachant qu’il s’agit d’un micro-mammifère très discret, soit de renforcer une population existante, voire de l’inviter sur de nouveaux sites. La zone d’implantation des nichoirs sur le tracé théorique du projet a été choisie après des prospections sur le terrain mais aussi des recherches d’indices de présence de l’espèce comme des noisettes grignotées sur le site ou à proximité.

Les manifestant·es de ce cortège étaient invité·es à distribuer les nichoirs de mains en mains le long d’un sentier et une équipe plus réduite venait les installer en perturbant le moins possible la lisière forestière visée. L’intention était aussi de montrer la facilité qu’il peut y avoir à installer des nichoirs, certes pas n’importe comment mais cela ne nécessite pas une ingénierie  folle et chacun·e peut s’en emparer pour montrer une une capacité d’hospitalité envers le vivant autre qu’humain.

Le cortège Triton avait pour objectif de creuser une ou deux mares supplémentaires dans une parcelle favorable, sur le tracé de l’autoroute et en continuité écologique avec d’autres mares existantes. Cette idée n’est pas nouvelle et se base sur le statut de protection dont bénéficient l’ensemble des amphibiens, tritons, salamandres, grenouilles, crapauds etc. Une mare reste rarement orpheline de ce type d’habitant·es et c’est sans doute un moyen facile, ludique et festif d’inviter des espèces protégées sur un site. De la préparation est là encore nécessaire afin de repérer en amont l’espace le plus favorable et vérifier que le creusement d’une mare ne vient pas dégrader ou détruire un habitat rare ou fragile. En l’occurrence, nous sommes parti·es d’une mare déjà colonisée par des amphibiens (Triton alpestre et Salamandre tachetée) se trouvant en dehors du tracé pour proposer deux mares successives dans la continuité de l’écoulement des eaux et en partant des caractéristiques du sol et de la végétation dans l’objectif d’atteindre le coeur du tracé autoroutier.

Triton marbré. Crédits Aurélien Salesse.

Le brouillage du marquage de l’ONF est une action qui consiste à venir brouiller le marquage des arbres. Les forestier·ères de l’ONF se repèrent grâce à des marques de formes et de couleurs peu variées. Leur signification est relativement simple à obtenir puis à interpréter en forêt. L’un des marquages ciblé est le rond de couleur chamois. Lorsqu’un arbre est marqué de ce symbole, c’est qu’il a été identifié par les forestier·ères comme étant d’un intérêt particulier pour la biodiversité. C’est donc un arbre à préserver et qui échappe à la coupe. Une norme établit qu’il faut identifier au moins 3 arbres de ce type par hectare dans une forêt faisant l’objet d’une exploitation pour son bois. 

Lors de la manifestation, nous sommes venu·es taguer des dizaines voire des centaines d’arbres avec ce symbole. Le message est clair : « nous estimons que la norme de 3 arbres « biodiversité » par hectare est tout à fait insuffisante et nous faisons une proposition qui nous paraît plus intéressante pour la forêt. Par là même vous n’êtes plus en mesure de vous repérer dans votre marquage, mieux vaut renoncer à des abattages au risque de vous tromper ». Ici, nous avons une action très facilement réalisable, ne mettant pas en danger les manifestant·es, avec un message politique associé. L’efficacité de ce geste n’est toutefois pas évaluée à ce jour.

La scarification des arbres est un procédé qui vise à créer des suintements de sève qui dégageront des substances attractives pour plusieurs espèces d’insectes et notamment le Grand capricorne. Cette espèce n’est plus connue en Forêt de Bord mais toujours présente à une vingtaine de kilomètres à l’Est selon des inventaires. Là encore, la stratégie s’appuie sur le statut de protection de l’espèce qui fait partie des rares insectes à pouvoir se targuer d’être capable de stopper des travaux autoroutiers à l’instar du Pique-prune par exemple. Plus largement, cette opération visait aussi à visibiliser par un geste marquant, et plus seulement symbolique, toute une diversité d’êtres vivants associés aux forêts matures dites sénescentes (champignons mangeurs de bois, insectes réalisant une partie de leur cycle biologique dans les troncs). La scarification s’accompagnait d’un second geste de verrouillage de la parcelle par du cloutage.

Pic mar. Crédits : Franck Vassen.

Cette action de cloutage par le cortège Pic mar vise à aligner une série de clous plantés à la verticale afin d’obtenir une ligne suffisamment longue le long du tronc pour gêner voire empêcher la coupe par une tronçonneuse. Rappelons que le fuseau autoroutier se situe en grande partie sur une large portion de la lisière. Les parcelles sont constituées de feuillus (hêtres et chênes) avec de superbes sujets destinés à du bois d’œuvre. 

A certains endroits, le dénivelé est conséquent et rend difficile le passage d’abatteuses mécaniques, de toute façon peu appropriées vu l’âge du peuplement et la destination du bois. Les clous n’arrêteront pas une abatteuse mécanique ni un abattage par pelleteuse ou bulldozer. Les clous permettent aussi de figer l’espace et de faire obstacle à toutes coupes de nature à diminuer l’intérêt écologique du milieu, avant même la finalisation de l’ensemble des inventaires de l’étude d’impact. Enfin, les clous permettent une chute substantielle de la valeur économique du bois et/ou des opérations conséquentes en scierie pour sécuriser les machines. C’est probablement sur ce point que les clous s’avèrent une arme très efficace ! Il est peu probable qu’une scierie ou une papeterie accepte un lot des parcelles verrouillées.

Les deux actions de cloutages et de scarification semblent toutefois un peu différentes des deux précédentes puisqu’elles apparaissent au premier abord, et pour une majorité de personne, non pas créer mais dégrader l’espace naturel.

C’est là toute la complexité de l’opération : accompagner des gestes d’hospitalité active contre-intuitifs dans un cortège de plusieurs centaines de manifestant·es et les assumer sur le plan médiatique. Ces actions de scarification et de cloutage ne sont pas forcément compréhensibles au premier abord et nécessite des explications.

Pour autant, nous pensons qu’il ne faut pas fuir la possibilité de se donner le temps d’explications longues et un partage précis de la pertinence écologique de ces gestes. Nous savons que l’arbre vivant bénéficie d’une symbolique importante et de plus en plus intouchable dans nos représentations culturelles. Il nous semblait indispensable que notre argumentaire ne se limite pas au caractère exceptionnel des vieux arbres de la Forêt de Bord, sacralisés, mais apporte une vision écosystémique. Rappelons quelques dynamiques écologiques essentielles à un fonctionnement forestier riche, divers et abondant : la nécessités des cavités de pics pour le développement de certaines espèces de champignons, les blessures après chablis qui provoquent des suintements de sèves qui nourriront des insectes adultes, la colonisation de troncs par des larves de Grand Capricorne qui provoqueront la mort de l’arbre mais permettront aussi l’installation d’une multitude d’autres insectes et même de chauves-souris … Du point de vue naturaliste, nous n’avons pas blessé ou mutilé des arbres, nous avons créé des dendro-microhabitats et rendu visibles tous ces êtres lors de la plus grande manifestation naturaliste de l’année en France.

Sur place nous avions la possibilité de passer beaucoup de temps à expliquer, vulgariser, sensibiliser, débattre sur l’intérêt de ces gestes et les réflexions desquels ils découlent. En revanche, cela se complique avec la communication médiatique. Nous avons pu constater avec dépit de nombreuses réactions hostiles se basant uniquement sur leur propre interprétation de photos ou de vidéos. Par contre, nous avons pu constater plusieurs soutiens de naturalistes, interpellés sur le sérieux de nos actions. Jusqu’à présent nous constatons que nos propositions sont accueillies comme légitimes et découlant de savoirs naturalistes. Nous avons d’ailleurs déjà pu le constater lors d’une action masquée de rebouchage de drain pour restaurer la tourbière du Bourdet en Deux-Sèvres. À chaque fois nous avons enregistré de nouvelles vagues d’inscriptions sur l’annuaire cartographique.

Rappelons quelques dynamiques écologiques essentielles : les cavités de pics permettront le développement de certaines espèces de champignons, les blessures après chablis qui provoquent des suintements de sèves nourriront des insectes adultes, la colonisation de troncs par des larves de Grand Capricorne provoqueront la mort de l’arbre mais permettront aussi l’installation d’une multitude d’autres insectes et même de chauves-souris…

Les naturalistes des terres

Des chantiers-nature de lutte

Comment concilier le soin minutieux requis par les pratiques naturalistes et la manifestation en masse ?

L’organisation générale de l’action était un gros risque, qui a été longuement pesé jusqu’au jour même. La précédente grosse manifestation contre l’autoroute Castres-Toulouse avait rassemblé plus de 6 000 personnes et nous avions évalué qu’il ne faudrait pas dépasser 2 000/2 500 personnes, car le lieu de manifestation, la forêt de Bord, se trouve être une forêt riche en diversité biologique, en plein printemps, une période à risque pour le bon déroulement des différents cycles de reproduction et donc de maintien des populations. Des signaux très encourageants nous étaient parvenus lors de la manifestation contre l’autoroute Castres-Toulouse où un silence avait été demandé et respecté par la foule à l’approche d’une héronnière sur le parcours du cortège.

Cette problématique est très importante pour nous car il existe d’autres formes d’actions qui peuvent nécessiter moins de personnes et être tout aussi efficaces, et il existe d’autres formes de sensibilisation de masse vers les personnes moins ou non-naturalistes. Il n’est donc pas question de préparer des manifs-actions massives au détriment du vivant. Dans le cas de la forêt de Bord, nous avons tenté ce format qui s’est révélé pertinent et riche d’enseignements. De même, une attention particulière avait été portée sur la végétation et la présence d’éventuelles stations d’espèces rares, protégées. Nous voulions présenter de l’exemplarité dans le respect des autres êtres vivants sur ce site.

Une grande satisfaction est d’avoir réussi à faire participer les manifestant·es tout en les invitant à se mettre au rythme de la forêt. C’est d’ailleurs un souvenir marquant. À la sortie du camp du festival, sur les quelques centaines de mètres entre un village et des champs de colza, les cortèges ont pris, par habitude joyeuse, une allure débordante de couleurs et de masques, tonitruante de chants et de slogans toujours plus inspirés. À l’entrée exacte de l’orée de la forêt, les cortèges n’étaient plus que murmures, sans perdre de leurs couleurs et de leur énergie (« nous sommes tous des tritons crêtés » a même été chuchoté sur l’air de « siamo tutti antifascisti » par une chorale de jeunes militant·es masqué·es et déters en pleine forêt !)

En plus des précautions naturalistes que nous avons évoquées, pour bien faire comprendre le sens de nos actions à un large public et pour que nos manif-actions ne dégradent pas les milieux naturels dans lesquels nous intervenons, nous avons identifié un autre risque : celui de fermer les portes à certaines alliances. Dans le cas de la forêt de Bord, nous pensons notamment aux forestie·ères. Bon nombre d’entre elles et eux partagent la même sensibilité pour le vivant et ont à cœur de pratiquer leur métier sans dissonance, tout comme d’autres naturalistes. Les actions de cloutage sont venues cibler un moment clef de leur profession, l’abattage d’arbre en prévision d’une valorisation commerciale. Notre message vient critiquer l’exploitation forestière et le calendrier d’abattage. Le fonctionnement de l’ONF est largement critiquable. Mais les forestier·ères ne sont pas forcément des adversaires.

En termes de gestes naturalistes offensifs, ce type de manifestation est clairement une possibilité à prendre en compte, sans que cela ne devienne un automatisme à la mode et donc irréfléchi. Pouvoir pratiquer des luttes naturalistes tout en proposant de populariser les savoirs par des gestes nous semble être une approche pertinente et stimulante pour nouer des liens entre manifestant·es et non-humains. Nous ne nous arrêtons pas non plus uniquement à cette seule réalisation d’actions. Notre contribution à cette lutte se poursuit aujourd’hui puisque des naturalistes locaux vont prolonger la participation des Naturalistes des terres en forêt de Bord et ailleurs, notamment par la mise en place d’inventaires, de balades naturalistes, etc.

Carex à fruits lustrés. Image issue des volumes de l’Atlas des racines 1982 et 1992, de l’université Wageningen en Allemagne.

À travers ces chantiers de lutte, on pourrait dire que vous cherchez à créer des résistances interespèces dans un cadre offensif désormais assumé, par l’action directe. Pouvez-vous déplier un peu plus cette stratégie de création d’habitats favorables à la biodiversité, qui consiste notamment à inviter des espèces protégées sur des lieux menacés, ou encore à faire de la restauration écologique sur certains milieux dégradés ? En quoi cette stratégie peut-elle être solide d’un point de vue naturaliste, tout en étant efficace d’un point de vue juridique ?

Cette manifestation en forêt de Bord a effectivement permis de déployer plusieurs actions directes avec différents objectifs et niveaux d’offensivité. C’est particulièrement important car nous avions l’impression que le répertoire en la matière était dramatiquement pauvre ! En réalité, ce qui a été proposé sur cette journée d’action peut s’apparenter à des chantiers-nature de lutte. Les possibilités d’agir depuis des savoirs naturalistes sont considérables. Il n’y a qu’à voir le nombre d’ouvrages à notre disposition, rapports, cahiers techniques, qui détaillent précisément des procédés permettant de mettre en place un imaginaire de naturalistes en lutte. 

En réalité, ce qui est dramatiquement pauvre c’est notre incapacité à envisager ces travaux techniques en dehors du cadre institutionnel lié à nos métiers. Une fois envisagé sous la casquette du naturaliste-militant, c’est tout un arsenal qui se présente à nous sous la forme d’action directe par de l’hospitalité active envers le vivant mais aussi dans le désarmement par la connaissance des modes opératoires. À partir de là, nos bibliothèques professionnelles, nos flores et altas deviennent des instruments très subversifs.

Pour s’en tenir à la flore, on peut imaginer un chantier d’étrépage (pratique visant à décaisser légèrement et à exporter le sol superficiel et la végétation) pour remobiliser la banque de graine et permettre le retour d’une Drosera (plante carnivore) ; une alliance naturaliste-paysan.nes pour une action de fauche sur une lande dans le but de faire revenir  des gentianes ; un pâturage pirate pour retrouver des plantes disparues, etc. Nous sommes riches de nombreuses techniques documentées comme celles-ci. La liste est longue et les alliances stratégiques, momentanées ou durables, immenses !

Gentiane pneumonanthe. Image issue des volumes de l’Atlas des racines 1982 et 1992, de l’université Wageningen en Allemagne.

La stratégie de création ou de restauration d’habitats est d’abord là pour favoriser des individus d’espèces sauvages. Ce sont des pratiques très courantes, qui ont fait leurs preuves. Les proposer dans un cadre de manifestation permet de les rendre accessibles. Il a suffi d’une après-midi pour poser 40 nichoirs, creuser deux mares, créer des conditions d’accueil pour le Grand Capricorne. Si cela demande de la préparation et de la validation au préalable, cela reste une organisation accessible, similaire à des « chantiers-nature » largement pratiqués dans des cadres plus traditionnels. Le fait d’aller placer ces habitats sur l’emprise d’un projet destructeur, c’est évidemment dans l’idée de venir peser sur les outils juridiques à notre disposition. Toutefois, nous ne savons pas encore dans quel sens iront des jurisprudences dans le cas d’espèces protégées présentes dans des habitats créés dans le but de les faire venir. Il y a d’ailleurs du débat chez les juristes spécialisés à ce sujet.

Il est probable que la participation active à ces gestes puisse faire émerger de nouveaux affects militants, ou en tout cas permettre d’expérimenter d’autres manières de se lier à un territoire et ses vivants. Mais la question est aussi de savoir comment ces nouveaux attachements se traduiront dans la manière de s’engager individuellement ou collectivement si les projets concernés venaient à être validés et les travaux commencés. Une chaîne humaine pour transporter des dizaines de nichoirs à Muscardins provoque un immense sentiment de joie militante et une forme de puissance collective (interspécifique). Comment pourrions-nous maintenant laisser faire les machines et raser cette lisière alors même que nous avons favorisé l’installation d’espèces ? Cela aura-t-il pour effet d’ augmenter le niveau d’engagement militant pour entraver la destruction des habitats favorisés et s’assurer ainsi que l’hospitalité active ne se transforme en un piège pour nos compagnons muscardins ?

Comment pourrions-nous maintenant laisser faire les machines et raser cette lisière de forêt alors même que, pour augmenter nos chances dans la bataille juridique, nous avons favorisé l’installation d’espèces ?

Les naturalistes des terres

Un premier week-end de rencontres des Naturalistes des terres a eu lieu en avril dernier. Plus de 150 personnes ont répondu présentes à l’appel, mêlant naturalistes amateur·rices et professionnel·les, scientifiques, éducateur·rices à l’environnement, membres d’associations de protection de la nature, mais aussi activistes, paysan·nes, philosophes. Que retenez-vous de ce premier moment de fédération ? Quels en ont été les moments forts ? Et qu’est-ce que cela augure pour la suite ?

Écologues scientifiques et/ou écologistes engagés, le milieu naturaliste rassemble des profils relativement variés ; tous·tes n’y sont pas militant·es alternatif·ves. Quoi qu’il en soit, toutes les personnes qui étaient présentes à ces rencontres partagent une sensibilité indéniable à la nature. Celle-ci a été appuyée au fil du week-end notamment par les interventions d’intellectuel·les, et tout le monde a semblé s’accorder pour ne pas considérer les autres êtres vivants comme des ressources, ou même de simples sujets d’étude. Leur « valeur intrinsèque » de vivants largement acceptée a permis des réflexions de fond, loin des considérations économiques qui gaspillent habituellement le temps et l’énergie collective. 

Cette entente spontanée a été une bouffée d’oxygène pour beaucoup, et a permis d’échanger dans une ambiance studieuse et rassurante, d’écoute, de confiance de stimulation intellectuelle. Il est rare que des rassemblements naturalistes accordent une telle place aux réflexions, à l’auto-critique et à la construction politique. C’est un événement en soit, qui vient répondre à une interrogation que nous avions : non, l’ensemble des personnes se définissant comme naturalistes n’a pas baissé les bras et est même en mesure de proposer un engagement politique concret aux multiples tactiques. À cette énergie commune s’est ajoutée la beauté poétique intrinsèque du naturalisme : cent personnes qui boivent l’apéro s’arrêtent, pour admirer en chœur la libellule migratrice qui vient de se poser près d’elles et eux.

De nombreux ateliers ont été organisés. La présentation des juristes était instructive ; les témoignages des professionnels d’APNE ou de bureaux d’études, libérateurs, ont dressé un état des lieux important. Ces discussions ont souvent confirmé la quasi impasse dans laquelle nous nous trouvons : bien trop peu de moyens pour bien trop d’interventions nécessaires contre des projets destructeurs, et bien peu d’aboutissement des démarches coûteuses en énergie individuelle. Mais en parler collectivement renforçait notre détermination, et d’autres ateliers nous suggéraient de chercher d’autres moyens d’action. Par exemple, des brainstormings sur des actions inédites à imaginer en lien avec d’autres êtres vivants étaient inspirants et enthousiasmants. Les réflexions apportées par S. Husky et B. Morizot, présentant le castor et ses barrages comme des alliés de première importance dans la réhydratation des nappes phréatiques et des sols par temps de sécheresse chronique, sont venues bousculer les conceptions habituelles de soins apportés aux écosystèmes aquatiques. D’autre part, ces rencontres ayant lieu dans une ferme, nous avons pu observer directement l’efficacité des reprises de terres sur le retour d’une biodiversité riche.

Droséra à feuilles rondes. Image issue des volumes de l’Atlas des racines 1982 et 1992, de l’université Wageningen en Allemagne.

Les actions directes comme la manifestation en Forêt de Bord ou le rebouchage de drains de la tourbière du Bourdet sont des suites logiques de ces rencontres. Certains s’affairent tout autant dans des groupes de travail pour dépoussiérer les balades naturalistes en renouvelant les récits du vivant. Nous menons également un gros chantier pour huiler les rouages entre juristes, avocats en droit de l’environnement et inventaires naturalistes, afin de rendre plus efficaces encore les batailles juridiques concernant la destruction d’espèces protégées. De nouvelles idées d’alliances pour lutter avec et pour le vivant ont émergées. Beaucoup d’idées ont germé, et des actions et des groupes de travail se mettent en place suite à ces rencontres, dans une diversité de tactiques, de la structuration de solidarités entre salariés dans les associations, aux chantiers nature de lutte.


Illustration principale (Callune), issue des volumes de l’Atlas des racines 1982 et 1992, de l’université Wageningen en Allemagne.


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  1. https://reporterre.net/Pressions-convictions-moyens-le-blues-des-naturalistes-en-bureau-d-etudes
  2. https://blogs.mediapart.fr/apieee/blog/190323/letat-na-t-il-rien-de-mieux-faire-que-de-harceler-les-ecologistes
  3. associations de protection de la nature et de l’environnement

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04.09.2023 à 10:10

Descente énergétique ou salut par la fusion nucléaire ?

David Holmgren

Drogué et perfusé aux énergies fossiles, le capitalisme va-t-il trouver son salut grâce à la fusion nucléaire ? Quelle direction prendrait la société industrielle si une improbable énergie nucléaire à très haut rendement voyait le jour ? Au lieu de croire qu'elle ouvrirait une période d'abondance heureuse, le spécialiste de permaculture David Holmgren invite à imaginer une descente énergétique frugale. Seule voie raisonnable pour briser la mythologie de la croissance.

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Texte intégral (11911 mots)
Temps de lecture : 27 minutes

Introduction et traduction de Sébastien Marot.


Co-fondateur du concept de permaculture dans les années 1970 avec son comparse australien Bill Mollison, l’essayiste et praticien écologiste David Holmgren est le principal théoricien de cette philosophie pratique de design environnemental dont le mouvement à essaimé dans le monde depuis plusieurs décennies.

En marge des fameux essais qu’il a consacrés aux principes et à la mise en œuvre de la permaculture1, Holmgren a également développé depuis une vingtaine d’années une réflexion prospective basée sur l’interaction des deux grandes problématiques que sont : 1. Le pic du pétrole (et plus généralement la descente énergétique et matérielle, c’est-à-dire la diminution de la puissance dont dispose l’humanité pour transformer le monde), et 2. le changement climatique (et plus généralement la dégradation des conditions de la vie sur notre planète : érosion des sols, raréfaction de l’eau, chute de la biodiversité, etc .). Une première série de ses essais sur ce sujet, accessibles sur son site, a récemment été traduite aux éditions Wildproject (Comment S’orienter : Permaculture et descente énergétique, 2023), et une seconde suivra d’ici peu, qui inclura le présent texte.

Pour Holmgren, très tôt marqué par l’émérgétique de l’écologiste Américain Howard T. Odum2 et par les leçons du rapport Meadows sur les Limites à la Croissance, la descente énergétique, c’est-à-dire la diminution de l’énergie nette par personne, est une composante de l’impasse environnementale contemporaine au moins aussi cruciale que le changement climatique, et dont la dynamique explique d’ores et déjà largement, dans les faits, les évolutions actuelles du capitalisme et de l’État.

Dès son introduction en 1978, le concept de permaculture fut explicitement forgé pour désigner une philosophie pratique de la conception et de l’entretien de sites résilients d’autosubsistance, aux échelles domestique et communautaire, qui soient justement capables non seulement d’encaisser mais de préparer cette descente par paliers et d’évoluer avec elle.

Dans ce texte publié en décembre 2022 sur son site internet, Holmgren réagit aux annonces récentes de percées dans la recherche sur la maîtrise de la fusion nucléaire, laquelle ne cesse de promettre depuis des décennies le graal d’une énergie ”propre” quasi-illimitée, qui ringardiserait les théories de la décroissance en général et le sens de la démarche permaculturelle en particulier.

Faisant le point sur les avancées techniques en question, Holmgren met d’abord les pendules à l’heure en montrant à quel point il est peu vraisemblable qu’elles débouchent sur des taux de retour énergétique3 qui permettraient d’envisager que la technologie de la fusion puisse, avant des décennies, repousser les limites à la croissance et soulager tant soit peu la dégradation accélérée de l’environnement. Mais ce n’est pas tout. Faisant ensuite l’hypothèse extraordinaire que cette technologie (ou une autre) atteindrait ce Graal d’une énergie gratuite et quasi illimitée, Holmgren invite ses lecteurs, par expérience de pensée, à se demander à quoi l’on pourrait alors s’attendre, et montre ainsi “qu’il faut être très prudent avec ce que l’on croît espérer”.


On m’a récemment demandé mon point de vue sur les nouvelles annonces de percées dans la recherche sur la fusion nucléaire4 (qui fait briller les étoiles, y compris notre Soleil, et qui a été mise en œuvre sur Terre avec la bombe à hydrogène). Je peux donner sur ces questions un point de vue assez général, qui procède d’une vision systémique, et répondre aux questions de savoir : 1. si ces percées remettent en question la foi dans la “descente énergétique”5 qui est la mienne depuis un demi-siècle, et 2. si la théorie actuelle des principes de conception, des stratégies et des pratiques de la permaculture est compatible avec l’hypothèse de tels futurs. La façon dont je vais articuler ma réponse applique le principe de conception “Procéder des Motifs aux Détails”, qui consiste à commencer par le contexte avant de descendre dans les détails, puis à revenir au contexte avant de replonger dans les détails à mesure que se raffine ma compréhension de ces derniers. J’écris ceci ici, à Melliodora, à la veille du solstice d’été de l’hémisphère Sud, pour rendre hommage à notre propre Soleil (-père)6.

Cela fait un demi-siècle que Howard Odum, avec Environment, Power and Society7, et Donella Meadows et son équipe, avec The Limits to Growth8, ont défini le contexte futur global dans lequel la permaculture prend son sens ; un système de conception qui permet de satisfaire les besoins humains en travaillant avec plutôt que contre la nature. En 2002, j’ai dédié mon livre Permaculture : Principes et Pistes d’Action au-delà du soutenable à la mémoire de Howard Odum. Dans son dernier livre, A Prosperous Way Down9, paru la même année, Odum décrivait le futur de l’humanité comme un futur de descente énergétique.

Dans mon essai de 2008, Future Scenarios10, je distinguais quatre scénarios possibles de descente énergétique, qui pourraient émerger dans les dix à quarante années suivantes11. Depuis, l’investissement dans des options ou des perspectives énergétiques pour l’humanité a, fouetté par l’augmentation des coûts de l’énergie, accéléré l’épuisement des ressources de combustibles fossiles, les tensions et les conflits géopolitiques ainsi que le durcissement des politiques publiques et des stratégies entrepreneuriales pour répondre au changement climatique. Alors que ce dernier est généralement identifié comme le motif et le facteur déterminant pour une transition rapide vers des sources d’énergie non ou peu carbonées, mon point de vue a toujours été que c’est avant tout le déclin de l’énergie nette et de la fiabilité du marché international des combustibles fossiles qui rend cette transition nécessaire. Pour dire les choses simplement, le pic du pétrole a damé le pion au changement climatique pour forcer la transition, même si la majorité des commentateurs et des institutions pensent le contraire.

Davantage que le changement climatique, c’est le déclin de l’énergie nette et de la fiabilité du marché international des combustibles fossiles qui rend la transition nécessaire.

David Holmgren

L’histoire : ancienne et en cours

Dans les années 1950, le conseiller en chef du gouvernement australien pour l’énergie nucléaire, Sir Ernest Titterton, déclara qu’en 1980 l’énergie nucléaire serait gratuite (à part le coût de distribution). J’ignore si sa confiance reposait sur les perspectives alors radieuses de la fission où s’il supposait que le potentiel bien plus vaste de la fusion se prêterait alors à un usage civil. Je me demande s’il fut à l’origine de la blague qui dit que la fusion est toujours pour dans trente ans. Les livres sur l‘avenir destinés à la jeunesse à l’époque de Titterton promettaient aussi des vacances sur Mars, qui sont aujourd’hui encore un projet pour demain, mais désormais financé par les capitaux privés ratissés à l’occasion de la plus grosse bulle financière de l’histoire.

Les crises du pétrole de 1973 et 1979 conduisirent à une explosion de la recherche & développement dans des sources d’énergies, nouvelles, alternatives et anciennes, mais lorsque qu’une énergie relativement bon marché commença à revenir dans les années 1980 grâce aux nouveaux champs pétrolifères de la Mer du Nord et du versant Nord de l’Alaska, les fonds pour la recherche énergétique furent coupés. La nouvelle idéologie néo-libérale de la révolution Thatchero-Reaganienne supposait que les marchés libres résoudraient toutes les contraintes énergétiques futures à long terme.

Dans les années 1990, les accords mondiaux sur le climat débloquèrent un mince filet de fonds de recherche sur l’énergie, mais ce n’est que vers le tournant du siècle que la R&D sur l’énergie commença à devenir un gros sujet pour les gouvernements, les entreprises et les médias. Les causes : la hausse des prix du pétrole, la montée du nationalisme des ressources dans plusieurs pays exportateurs d’énergie comme le Venezuela et la Russie, les changements de régimes “réussis” dans quelques autres, et bien entendu le battage autour des rapports sur le changement climatique, et des mesures politiques pour le combattre. Le problème perça donc la demi-conscience dans laquelle le public végétait et stimula un regain d’intérêt pour nos sources existentielles de subsistance, en particulier l’eau, la nourriture et l’énergie.

Le boom spectaculaire des huiles de schistes permit aux États-Unis de se payer une dernière parade d’Amérique Saoudite.

David Holmgren

Au cours de la dernière décennie, le boom spectaculaire mais de courte durée des huiles de schistes permit aux États Unis de dépasser leur pic historique du pétrole (conventionnel) de 1970 mais laissèrent un héritage toxique à quantité de régions de l’Amérique rurale. Boosté par une dérégulation environnementale, des investisseurs crédules et des taux d’intérêts quasi nuls, il permit aux États-Unis de se payer une dernière parade d’Amérique Saoudite imposant son “ordre basé sur les règles” au monde entier12. Mais le pic de ce qu’on appelle le “total des liquides”13 semble être désormais passé dans le rétroviseur, et les multiples symptômes de mon scénario de descente énergétique Brown Tech paraissent prendre corps, la pandémie de Covid et la guerre d’Ukraine étant peut-être les signes les plus évidents du fait que l’économie mondiale de marché est sur le point d’être remplacée par des nations dirigistes dans un ordre mondial multipolaire émergent14.

La fusion : technologique salvatrice ou usine à gaz ?

Vu ce contexte général, je ne me suis jamais inquiété de prendre le temps et l’énergie nécessaires pour percer les subtilités ésotériques de la question, ni même de lire la propagande régulière qui se donne pour du journalisme sur le potentiel toujours séduisant qu’aurait la fusion de nous éviter une certaine descente énergétique. Cet aveu révèle sans doute mon biais cognitif sur les questions d’énergie, mais il me semble surtout que la fenêtre pour que des percées scientifiques permettent d’éviter la descente énergétique s’est refermée il y a déjà plusieurs décennies. Au cours des deux derniers siècles et demi, les transitions énergétiques vers des sources plus denses et plus complexes ont pris 50 à 100 ans avant que ces dernières fournissent des contributions majeures à l’énergie mondiale15.

La fenêtre pour que des percées scientifiques permettent d’éviter la descente énergétique s’est refermée il y a déjà plusieurs décennies. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les transitions énergétiques vers des sources plus denses et plus complexes ont pris 50 à 100 ans avant que ces dernières fournissent des contributions majeures à l’énergie mondiale.

David Holmgren

La quantité considérable de recherche et de subsides injectée dans le nucléaire a permis à celui-ci d’offrir un petit supplément aux combustibles fossiles dans les années 1970 avant que les gueules de bois causées par les accidents et le problème des déchets ne mettent un coup de frein au développement, mais pas au financement de la recherche16. Toute percée scientifique réelle dans un domaine aussi extraordinairement complexe que la fusion nucléaire prendrait 30 ans de financements illimités en R&D avant de pouvoir commencer à avoir le moindre impact sur la fourniture mondiale d’énergie (en supposant que le reste du mastodonte techno-économico-psycho-socio-géopolitique requis pour soutenir une telle technologie soit toujours en place). La foi et le battage actuels autour de la fusion me paraissent traduire l’étiolement de la confiance que la transition accélérée vers les renouvelables permettra de satisfaire l’addiction de la civilisation industrielle à des quantités toujours croissantes d’énergie fiables H24 sur toute l’année (sachant qu’aujourd’hui, les renouvelables représentent environ 5 % du mix mondial d’énergie primaire, soit un chouia de plus que l’énergie issue de la fission)17.

Consommation d’énergie primaire par source : charbon, pétrole, gaz, nuécléaire, hydroélectricité, vent, solaire et autres renouvelables. Crédit : ourworldindata.org/sources-global-energy

Les fonds considérables investis par l’Union Européenne pour améliorer les rendements potentiels et actuels des énergie renouvelable (solaires, éoliennes, biomasse, géothermiques, houlomotrices et marémotrices) atteignent tout juste le niveau des fonds de recherche investis dans la technologie tokamak de contrôle par champs magnétiques des réactions de la fusion – lesquelles ne peuvent êtres emprisonnés dans aucun caisson physique parce que la chaleur dégagée par une réaction soutenue (comme dans le Soleil) réduirait tout contenant matériel en plasma18. La technologie tokamak, qui fut d’abord développée par les soviétiques dans les années 1960, était jusqu’à présent considérée comme le grand favori dans la course pour faire produire à la fusion plus d’énergie en laboratoire qu’elle n’en consomme (pendant une microseconde). Cependant, le grand frisson récent autour de la fusion vient d’une technologie concurrente qui utilise une énergie laser de haute puissance pour contenir le plasma qui se produit naturellement dans le Soleil à cause de son immense gravité.

Intérieur de la chambre à fusion du DIII-D Tokamak, San Diego, USA, CC.

L’année dernière, une recherche alimentée à grands renforts de financements, de ressources, de matière grise et d’énergie est parvenue à rivaliser avec la technologie tokamak. D’après un article plutôt sobre paru dans The Conversation19, 1,3 mégajoules d’énergie de fusion fut produit grâce à 1.9 mégajoule d’énergie laser braquée sur une pile à combustible d’hydrogène (pendant quelques nanosecondes) par 192 rayons laser de haute puissance au Lawrence Livermore National Laboratory (LLNL) en Californie. Un petit pas pour l’humanité, certes, mais un grand bond dans le futur pour la fusion au laser…

La chambre cible du Lawrence Livermore National Laboratory (LLNL) près de San Francisco, où 192 rayons laser ont ciblé plus de 2millions de joules d’énergie ultraviolette sur une minuscule capsule de carburant pour obtenir l’ignition le 5 Décembre 2022. Crédit photo : LLNL.

Une annonce récente du LLNL20 proclame qu’ils ont atteint le Saint Graal de la “rentabilité scientifique” en générant 3.15 mégajoules d’énergie de fusion avec 2.5 mégajoules d’énergie laser, soit un facteur de 1.5. Un autre article dans The Conversation en réaction à cette annonce relève que des “facteurs 10, 100 ou même 1000 pourraient être nécessaires si l’on veut parvenir à une génération d’énergie électrique commercialement viable à partir de la fusion”, mais oublie de mentionner les 322 mégajoules d’électricité qu’il a fallu pour faire fonctionner les 192 lasers. A vue de nez, cela veut dire qu’un facteur 100 permettrait tout juste de couvrir l’énergie qui alimente les lasers (à moins qu’ils n’améliorent aussi l’efficacité de leurs lasers en la multipliant par 150). Et quand on a dit ça, on n’a pas commencé à intégrer l’énergie grise de l’infrastructure.

Voilà pour mon premier effort à saisir les détails. Loin de vouloir ridiculiser les victoires des scientifiques et des ingénieurs, j’entends surtout épingler ici la paresse du journalisme scientifique qui se contente d’amplifier les annonce publiques de ces institutions, et encourage ainsi le flux des ressources qui sont extraites de la nature au nom du contribuable crédule qui, de toutes manières, n’a pas son mot à dire.

Comment mesurer l’énergie ?

Au-delà de dégonfler cette prétention qu’on aurait produit une énergie nette (pendant une microseconde), cette petite escapade dans les promesses de la fusion entend surtout souligner une vérité qui dérange, à savoir que différents types d’énergie mesurés en joules ne sont pas la même chose. S’il faut 300 mégajoules d’électricité pour en créer 2 d’énergie laser21, c’est parce que l’énergie laser est, de façon inhérente, plus puissante, et d’une puissance qu’on ne mesure pas en joules, ni en calories, ni en aucune des unités de mesure de l’humble énergie calorique que les scientifiques utilisent pour réduire toutes les formes d’énergie à leur plus petit dénominateur commun.

C’est seulement à travers des métriques telles que l’eMergie (qui comptabilise l’énergie grise) développée par Howard Odum et des collègues dans les années 1970 (avec très peu de financements) qu’il est possible de mesurer et d’évaluer significativement les différences de densité et d’utilité de l’énergie effective qui ont façonné la nature depuis des milliards d’années et les sociétés humaines au cours des millénaires jusqu’à notre propre explosion d’exubérance fossile des deux derniers siècles et demi22.

La méthode de comptabilité éMergétique d’Odum dérive des systèmes d’ensemble, procédant d’un point-de vue top-down qui remet en question les points-de-vue bottom-up des scientifiques qui travaillent dans la plupart des disciplines y compris l’écologie. Mais évitons de digresser23 et reprenons notre effort pour comprendre les promesses de la fusion en les examinant en détail.

Le point-de-vue d’un expert retraité

Le diable se loge sans doute dans les détails pour toutes les technologies extraordinairement complexes qui sont imaginées ou développées aujourd’hui, mais quand seul un petit groupe d’experts étroitement liés entre eux ont la moindre compétence pour maîtriser ces détails, et que ces experts tendent tous à être gouvernés par l’opinion du groupe, en particulier lorsque leur statut et leurs moyens d’existence dépendent d’un nombre dangereusement restreint de financeurs institutionnels ou privés, alors il est très difficile pour les généralistes de trier le bon grain de l’ivraie.

Être enterré dans n’importe quelle niche de l’extraordinaire complexité qui caractérise en général la recherche scientifique signifie souvent que les arbres nous masquent la forêt, et il est compréhensible que la plupart des chercheurs soient, sur le plan émotif, profondément investis dans leurs travaux. C’est indispensable s’ils veulent avoir la moindre chance de réussir et d’être reconnus. De temps en temps, ceux qui travaillent d’arrache-pied dans leur secteur spécialisé du puzzle lèvent la tête et prennent une vue de l’ensemble.

Cela se produit souvent à l’occasion d’une crise existentielle affectant une discipline particulière24, mais cela peut aussi arriver à certains lorsqu’ils prennent du recul sur leur vie à l’âge de la retraite. Le point-de-vue de Daniel Jassby sur les limites de la fusion (en particulier en matière de fourniture d’énergie renouvelable, de déchets radioactifs et de prolifération d’armes nucléaires) traduit sans doute ce type de passage du contributeur au sceptique25. Sa lecture m’a aidé à comprendre les détails et le contexte au-delà de ce que j’étais parvenu à saisir en lisant quelques articles de publicistes ou de journalistes scientifiques. Sa réaction aux dernières nouvelles26 confirme que la percée scientifique assurera le flux de financements et qu’elle relèguera peut-être la technologie concurrente du confinement magnétique au statut d’énorme antiquité, même si j’imagine que celle-ci continuera elle aussi à drainer des fonds, ne serait-ce que pour couvrir la honte de l’échec d’un exemple si magistral de coopération internationale.

Rendu d’artiste du “premier plasma” dans un tokamak (ITER). Crédit photo : ITER Organization.

Des difficultés que l’on rencontre lorsque l’on débat des futurs énergétiques

Quand on examine les options énergétiques futures de l’humanité, ce problème de complexité et de surspécialisation n’est que l’un des nombreux problèmes systémiques qui entravent tous les débats et conclusions rationnels qui pourraient guider des politiques sensées au nom du public et des générations futures.

On peut en lister ici quelques-uns :

  • Le fait de pouvoir compter sur des sources d’énergies croissantes et fiables pendant des siècles a provoqué un déclin rapide de la culture énergétique innée de nos ancêtres, que l’éducation formelle de la population n’a pas su remplacer.
  • L’échec de la plupart des chercheurs à reconnaître le besoin urgent de méthodes valides pour évaluer les différences de densité et d’utilité des énergies, et par conséquent pour analyser l’énergie nette utile, afin d’informer les décideurs et le public.
  • Les acteurs puissants qui contrôlent et soutiennent les différentes sources d’énergie contrôlent les informations clé, les finances et d’autres ressources virtuelles qui brouillent les cartes sur la physique et la logistique de l’approvisionnement énergétique.
  • L’économie, qui est la discipline dominante de notre civilisation, reste, pour l’essentiel, structurellement aveugle aux réalités énergétiques, sans méthode consensuelle pour mesurer utilement les pertes et profits sans référence à un cadre économique étroit qui n’a lui-même aucune base dans le monde matériel.
  • Le système financier du capitalisme basé sur les intérêts de l’argent et la dette est structurellement dépendant de la croissance et par conséquent incapable d’homologuer ne serait-ce qu’un état stationnaire sans provoquer un effondrement économique.

Le système financier du capitalisme basé sur les intérêts de l’argent et la dette est structurellement dépendant de la croissance et par conséquent incapable d’homologuer ne serait-ce qu’un état stationnaire sans provoquer un effondrement économique.

David Holmgren
  • L’histoire du capitalisme fossile a vu se produire des réinitialisations plus ou moins importantes, mais l’échelle de la dette est aujourd’hui si grande et si complexe que la réinitialisation financière, qui est historiquement inévitable, risque de ridiculiser la crise financière de 2008 et la Grande crise des années 1930.
  • Dans une culture qui met sa foi dans le pouvoir de l’argent, il est plus ou moins inévitable que ces échecs économiques structurels masquent et troublent la compréhension des plus fondamentales limites de la croissance.
  • Après 250 années d’énergie relativement gratuite et croissante, notre culture est droguée à toujours plus d’énergie nette, de sorte que les obstacles psycho-sociaux à une compréhension des réalités de la contrainte et du déclin sont sans doute pires que ceux que l’on observe chez les junkies. L’incitation à croire à toute force qu’il doit bien exister un truc qui va nous permettre de continuer et de croître est écrasante.
  • Aucune institution mondiale ou nationale – et très peu d’organisations non gouvernementales – ne veut admettre que des futurs de descente énergétique ou d’effondrement sont probables, et toutes les planifications pour l’avenir présupposent telle ou telle version d’un futur de techno-explosion.
  • Dans tous les grands conflits et dans la plupart des conflits plus régionaux du 20e siècle, la dispute autour des ressources énergétiques a joué un rôle majeur, et souvent déterminant, dans les causes et les résultats de ces guerres. Mais la plupart des commentateurs et des historiens qui analysent ces événements mésestiment voire ignorent complètement ce rôle de l’énergie.
  • Comme par le passé, l’interprétation de tous les conflits actuels ou récents se focalise sur le les “bonnes” et les “mauvaises” idéologies”, les “bons” et les “ méchants” pour expliquer et justifier les péripéties ou séquences de ces conflits.
  • La transition énergétique en cours est un facteur capital dans la transformation des relations de pouvoir mondiales, qui pourrait, en tout cas pour un temps, évincer l’économie de son statut de pierre de touche pour expliquer les temps difficiles (à savoir la diminution de l’énergie disponible et de sa fiabilité).

Dans tous les grands conflits et dans la plupart des conflits plus régionaux du 20e siècle, la dispute autour des ressources énergétiques a joué un rôle majeur.

David Holmgren

À mesure que les dynamiques de descente énergétique se multiplient, les options pour un futur de Techno-explosion, au-delà du feu d’artifice de la civilisation fossile des dernières 250 années, se réduisent. Malgré les quantités phénoménales de fonds, de matière grise et de détermination institutionnelle, il y a toujours aussi peu de chance que la fusion remette l’humanité sur les rails d’un futur de Techno-explosion qu’il n’y en avait dans les années 1970 lorsque j’ai commencé à comprendre que l’énergie (davantage que l’argent) était ce qui fait tourner le monde.

La plus grande expérience de fusion au monde. Crédit photo : ITER Organization.

Cette conviction tranche avec pratiquement tout ce que les gouvernements, les entreprises et les ONG développent en matière de recherche, de politique et de projet, en supposant toujours qu’une croissance de l’usage humain de l’énergie est, sous une forme ou une autre, inévitable, même si l’accent plus sobre placé sur les renouvelables tend à traduire un certain virage de la Techno-explosion vers la Techno-stabilité.

Mais il faut bien comprendre que ce virage vers un scénario mondial stationnaire demanderait déjà une augmentation faramineuse du secteur économique de la récolte et de la distribution de l’énergie grâce aux renouvelables (en supposant que les ressources de terres rares, de cuivre, de lithium et d’autres minéraux essentiels pour cela seront au rendez-vous). Cette croissance de la part du secteur de l’énergie dans l’ensemble de l’économie aboutit nécessairement à une société plus pauvre, car il reste par définition moins d’énergie et de ressources pour le reste (autre que la récolte énergétique). La comptabilité énergétique, en particulier éMergétique, montre que les renouvelables existants ou projetés ont un taux de retour plus faible que les énergies fossiles.

Les renouvelables existants ou projetés ont un taux de retour énergétique plus faible que les énergies fossiles.

David Holmgren

Les déclins bien documentés de l’énergie nette obtenue à partir des ressources fossiles au cours des dernières décennies rendent l’humanité plus dépendante des pétroles non conventionnels (forages sous-marins), des huiles de schistes et des sables bitumineux, mais aussi de quantités croissantes de gaz naturel acheminées par pipelines à travers les continents, sous les mers, et transportées sous forme liquéfiée à travers les océans. Une part significative de l’énergie nette restante obtenue des fossiles alimente la transition vers les renouvelables, la militarisation et les guerres croissantes, ainsi que la croissance anémique de consommation qui arrive bon an mal an à se poursuivre grâce au creusement de la dette et à la baisse des taux d’intérêt. Curieusement, les économistes focalisés sur le PNB sont totalement aveugles à ce phénomène, parce que la croissance des secteurs énergétique et militaire, tout comme l’augmentation du crime et des affaires judiciaires, compense le déclin des secteurs du commerce, de l’éducation, de la santé et de l’aide sociale.

Les avocats des énergies renouvelables supposent aussi que des augmentations massives de l’efficacité énergétiques sont encore possibles, qui rendraient l’économie moins consommatrice d’énergie, permettant ainsi d’équilibrer la croissance des investissements dans le secteur énergétique.

Faire l’expérience de pensée d’une énergie gratuite

Faisons donc, par expérience de pensée, l’hypothèse qu’une percée extraordinaire dans la recherche sur l’énergie aboutirait à l’élixir d’une énergie quasi gratuite dont les taux de retour seraient similaires à ceux des premiers champs de pétrole, autour de 100 pour 127. Peu importe de savoir si cela viendrait d’une augmentation massive de l’efficacité des cellules photovoltaïques, de la fusion ou de quelque autre technologie nouvelle, supposons que les infrastructures nécessaires et les risques directs ne soient pas des facteurs limitants. Supposons aussi que, tout en impliquant un degré important de complexité sociale et organisationnelle, cette technologie ne requière pas la mise au rebut de toute notre industrie, de nos modes de distribution et usages de l’énergie, ni aucun des autres coûts cachés qui peuvent se produire lors des grandes transitions énergétiques.

Ce très haut rendement d’énergie nette pourrait être utilisé pour :

  • Financer sa propre croissance et expansion, ainsi que toute infrastructure ou complexité organisationnelle nouvelle que celles-ci pourraient réclamer,
  • Rembourser et régler l’immense dette financière accumulée sans conduire à l’effondrement du système financier mondial,
  • Gérer le fardeau de la dégradation, de l’inégalité et des conflits environnementaux, au moins assez pour éviter les migrations de masse et les autres tensions qui menacent de fracturer ou de détruire l’économie mondiale qui reste nécessaire pour que la nouvelle transition énergétique se développe sans problème.

Imaginons ce qui pourrait se passer dans ce scénario apparemment idéal :

Cette abondance énergétique conduirait-elle à :

  • une réduction des tensions mondiales et de la compétition entre États-nations ?
  • une réduction massive des inégalités de richesse entre les nations et à l’intérieur des frontières nationales ?
  • une transition vers une société post-matérialiste dont les indices de santé augmenteraient, comme tous les autres indices liés à la qualité de vie ?
  • une restauration de la nature et de notre relation à elle ?

Ou bien aboutirait-elle au contraire à exaspérer :

  • la compétition et les conflits ?
  • une croissance de l’inégalité, de l’insatisfaction et de l’aliénation à la nature ?
  • un développement de l’intelligence artificielle qui conduirait à un potentiel inimaginable de contrôler la vie pour améliorer les humains, ou au contraire supplanter entièrement ces derniers ?
  • une transformation de la nature par le génie génétique, l’évolution de nouvelles espèces, la régénération d’espèces éteintes et une gestion mondiale du climat ?
  • une mort thermique de la Terre par dissipation thermodynamique due à une explosion des usages de l’énergie sur la planète ?
  • une colonisation et terraformation d’autres planètes, et l’abandon de la Terre ?

Il est très peu probable qu’une démarche éthique et rationnelle parvienne à contrôler une telle puissance. Illimitée, l’énergie rendrait la croissance irrésistible.

David Holmgren

En réponse à cette expérience de pensée, beaucoup diront qu’on peut s’attendre à ce que plusieurs de ces choses se produisent les unes comme les autres. Mais ils seront sans doute d’accord pour considérer qu’il est très peu probable qu’une démarche éthique et rationnelle parvienne à contrôler une telle puissance. Ceux qui promeuvent la vraisemblance et les bénéfices évolutifs de la singularité technologique28, où les percées accélèrent une fusion homme-machine, ont une forte influence sur les décideurs, les entrepreneurs et le public en général.

L’écologie des systèmes, l’histoire de l’environnement, les cultures indigènes et traditionnelles, ainsi que les sagesses anciennes ont toutes informé les origines et l’évolution de la permaculture, et elles révèlent des motifs qui pourraient guider notre réponse à cette expérience de pensée.

Je ne peux pas faire mieux ici que de citer ce qu’écrivait Odum en 1981, à l’époque où je m‘étais replongé pour la seconde fois dans l’étude de ses travaux29. Abordant les perspectives de la fusion, voici ce que, après en avoir expliqué le processus, il déclarait :

« Si une grande quantité d’énergie pouvait être obtenue par cette méthode où par une autre que nous n’imaginons pas encore, une question plus grave encore se poserait : savoir si les êtres humains, disposant d’énergies aussi riches, pourraient suffisamment réguler la biosphère pour que notre système de survie ne soit pas supplanté. Une énergie nouvelle d’une telle échelle donnerait lieu à d’extraordinaires activités qui pourraient perturber les terres et les mers et exclure l’humanité de la planète. La croissance serait irrésistible si l’énergie n’est pas limitée. Le principe de la puissance maximale30 montre qu’aucun système ne peut s’arrêter de croître et néanmoins survivre si ses concurrents ont accès à des sources d’énergie car alors ces derniers le supplanteront dans la compétition. La fusion pourrait être désastreuse pour l’humanité soit parce qu’elle produirait trop d’énergie, soit parce qu’elle dévorerait tout notre capital31 pour ne produire aucune énergie nette. »

Les cultures du lieu indigènes et traditionnelles montrent que les humains peuvent s’organiser pour vivre de façon frugale, mais lorsque survient une forme nouvelle de grande abondance, alors une fièvre de croissance, de reproduction et de consommation s’impose en général, qui conduit à son tour à l’effondrement. Après un effondrement, la culture humaine reconstruit les mécanismes d’une vie humble et frugale à l’intérieur des limites de la nature. Le développement de la culture Edo32, qui s’étendit sur plusieurs siècles et permit au Japon de faire vivre 60 millions d’individus sans pratiquement importer ni ressources ni combustibles fossiles, suivit une période de surexploitation et de destruction du milieu.

Vers une descente prospère

Quelles chances auraient les initiatives de pensée et d’action qui se sont employées à ressusciter des cultures de frugalité, de restauration de la nature, et à trouver la place de l’humanité dans son ordre, au local comme au global, au cours du dernier siècle, quelles chances, donc, auraient-elles de se répandre, sans même parler de devenir dominantes, si une nouvelle manne d’énergie gratuite se mettait à poindre si peu de temps après la frénésie de consommation qui a englouti la valeur accumulée de millions d’années de lumière solaire (sous forme de combustibles fossiles) ?

La référence biblique à la nécessité de traverser la vallée de la mort avant de découvrir le paradis terrestre (ou un autre) semble être un motif que nous suivons au niveau individuel où les schémas de comportement addictif et destructif cessent rarement sans une sorte de crise et de chute. Comme le dit de comédien Robert Newman33, les empires Romains et Maya ne se sont pas arrêté simplement parce que les Romains et les Mayas s’étaient lassés de leurs brillantes civilisations. Renvoyant à Joseph Tainter, il souligne que s’ils s’effondrèrent, c’est “parce que leurs moyens d’extraire l’énergie étaient soumis à la loi des retours déclinants”.

De toute évidence, la permaculture et les concepts apparentés de reconnexion et de frugalité montrent qu’un chemin de descente pour l’humanité est encore possible34, et que l’on n’est pas condamné à choisir entre une Techno-explosion pilotée par une énergie gratuite inépuisable et un Effondrement qui conduirait à l’extinction. Cela dit, je n’ai jamais entretenu la moindre illusion sur le fait que, dans l’hypothèse improbable où un elixir d’énergie magique était trouvé, alors la permaculture serait jetée dans les poubelles de l’histoire avec une épitaphe “à ces homo sapiens primitifs et à leur culte romantique délirant de leur nature organique et de celle de la Terre”.

Au cours des années, en exposant mon cadre de réflexion sur les futurs énergétiques dans mes cours de conception en permaculture, j’ai remarqué que mes arguments sur les faibles chances que se produisent des futurs par défaut, tels que des vacances sur Mars, suscitaient parfois des réactions sceptiques avec des questions sur le rythme d’accélération de l’efficacité des cellules photovoltaïques, des réacteurs au thorium ou des recherches sur la fusion. Mais lorsque je passe à la question de savoir quel monde résulterait d’une nouvelle source d’énergie gratuite, il se produit souvent une réinitialisation de l’ambiance. Qu’un monde totalement différent pourrait s’auto-assembler sans que les humains puissent contrôler ou limiter significativement sa transformation de la nature et des individus, est souvent un choc pour la plupart des gens, en particulier ceux qui sont sensibles à la nature et à la culture. L’idée qu’au rythme de développement actuel, aucune personne vivante aujourd’hui ne pourrait, d’ici une génération ou deux, supporter de vivre dans un monde privé de quoi que ce soit de naturel ou d’humain n’est pas si difficile à imaginer tant nous y sommes préparés par toute la science-fiction dystopique ambiante. Elle nous rappelle qu’il faut être très prudent avec ce que l’on croit espérer.

En attendant l’improbable fusion nucléaire, je continuerai à écrire et à enseigner, trouvant mon équilibre en m’occupant du jardin, en réparant des trucs dans l’atelier, en plantant des arbres – tout ça en profitant de la douce chaleur et lumière qui nous est fournie, à 150 millions de kilomètres de distance, par la fournaise à fusion thermonucléaire de notre père le Soleil.

David Holmgren

Maintenant, si quelqu’un parvient à créer “Biosphère Trois”35, un système fermé qui fonctionnerait à partir d’une centrale à fusion, faisant vivre des plantes, des animaux et des humains pendant ne serait-ce qu’un an, sans aucun apport solaire ou d’aucune autre énergie, ET qui payerait pour toute l’énergie grise (mesurée par comptabilité éMergétique) embarquée dans tout le système, alors oui, réveillez-moi s’il vous plaît de mes rêves de descente énergétique prospère pour m’en dire la nouvelle. En attendant, je continuerai à écrire et à enseigner aux personnes intéressées, trouvant mon équilibre en m’occupant du jardin de Melliodora, en réparant des trucs dans l’atelier, en plantant des arbres, en construisant des retenues fuyardes dans les fossés et en soutenant le projet, mené avec Fryers Forest Research and Development36, de démontrer qu’on peut réadapter des camionnettes légères pour les faire fonctionner sur un hybride gaz de bois/électricité – tout ça en profitant de la douce chaleur et lumière qui nous est fournie, à 150 millions de kilomètres de distance, par la fournaise à fusion thermonucléaire de notre père le Soleil.


David Holmgren, Janvier 2023, Melliodora, Djaara Country.

Traduit de l’Australien par Sébastien Marot, Été 2023.


  1. Après Permaculture One : A Perennial Agriculture for Human Settlements, issu de la thèse de licence de David Holmgren, et publié par Mollison en 1978, ce sont en particulier Permaculture : Principles and Pathways Beyond Sustainability, 2002 (trad fra Principes et pistes d’action pour un mode de vie soutenable, Rue de l’Échiquier, 2014), et RetroSuburbia: The Downshifter’s Guide to a Resilient Future, Melliodora: Holmgren Design, 2018.
  2. Fameux écologue états-unien, Howard T. Odum a consacré sa vie à l’énergétique des écosystèmes et des établissements humains. La comptabilité émergétique (pour “embodied energy” ou “energy memory”) qu’il a développée, et qui est évoquée dans le texte d’Holmgren que nous donnons ici en traduction, s’emploie à analyser les métabolismes de l’énergie (flux, concentrations, dégradation) dans ces systèmes, et à anticiper les conséquences (sur l’organisation des sociétés) de la “descente énergétique” impliquée par la raréfaction progressive des énergies fossiles. Ses deux livres majeurs sur le sujet sont Environment, Power and Society (1971) et A Prosperous Way Down : Principles and Policies (2002).
  3. Le taux de retour énergétique (TRE ou EROI en anglais), mesure la part d’énergie nette ou utile dégagée par un processus de production, une fois retranchée celle qui a été employée à obtenir cette production. Une croissance de l’énergie brute produite peut très bien s’accompagner d’un déclin de l’énergie nette obtenue. Sur le cas emblématique du pétrole, le lectorat français peut par exemple consulter le livre de Matthieu Auzanneau et Hortense Chauvin : Pétrole : le déclin est proche (Seuil, 2021).
  4. Il s’agit de la fusion des éléments légers (l’hydrogène) par opposition à la “fission” des éléments lourds (comme l’uranium) dans les centrales nucléaires existantes, projetées ou imaginées aujourd’hui.
  5. Le déclin en cours, même s’il est fluctuant, de l’énergie nette disponible pour soutenir l’humanité pendant des siècles, qui entraîne à son tour une réduction de la complexité technologique et une relocalisation des systèmes économiques et politiques.
  6. Dans beaucoup de cosmologies indigènes, la Terre est bien entendu la mère tandis que le Soleil est regardé comme le père.
  7. Howard T. Odum, Environment, Power and Society, 1971.
  8. Meadows et alii, The Limits to Growth: A Report for the Club of Rome on the Predicament of Mankind, Potomac Associates Book, 1972.
  9. Howard Odum & Elizabeth Odum, A Prosperous Way Down: Principles and Policies, University Press of Colorado, 2001
  10. Cf site web futurescenarios.org, ou le résumé plus récent . En français, David Holmgren, Comment s’orienter, Wildproject 2023.
  11. Techno-explosion, Techno-stabilité, Descente énergétique, et Effondrement.
  12. Cf Kurt Cobb, “The Russians are coming (and they are bringing oil)”, 2019, et Richard Heinberg, “Oil, War, and the Fate of Industrial Societies”, 2022
  13. Le pétrole conventionnel (en fonction des façon de le définir), c’est-à-dire le produit bon marché qui a alimenté l’économie mondialisée, a atteint son pic entre 2005 et 2010, alors que le Total des Liquides a continué à croître jusqu’à la pandémie de covid, mais ne devrait vraisemblablement plus le faire.
  14. Cf l’entretien vidéo “From Pandemic to War through a geo-ecological lens”, 2022.
  15. Cf Vaclav Smil, Energy Transitions: History, Requirements, Prospects, 2010.
  16. Les financements de la recherche nucléaire (fission et fusion) ont consommé la moitié des fonds de la recherche énergétique de 1948 à 2018. Cf “Renewable Energy R&D Funding History: A Comparison with Funding for Nuclear Energy, Fossil Energy, Energy Efficiency and Electric Systems R&D”, 2018. Rachel Margraf, dans “A Brief History of U.S. Funding of Fusion Energy” (2021), détaille les financements américains de la recherche en fusion (dans une comptabilité qui tient compte de l’inflation) depuis 1954.
  17. Ces chiffres qui proviennent de la Statistical Review of World Energy publiée par BP en 2022 ignorent la contribution modeste mais décisive de la biomasse traditionnelle, toute plus ou moins renouvelable et neutre en carbone, qu’utilisent les plus pauvres, et certains d’entre nous qui choisissons d’y recourir en dehors de l’économie industrielle. D’autres données montrent que les renouvelables modernes (le solaire, l’éolien, etc., mais sans compter la technologie déjà mûre de l’hydroélectricité) ont tout juste dépassé la biomasse traditionnelle il y a environ une dizaine d’années.
  18. L’état hautement énergétique de la matière, au-delà du gaz, où les électrons sont entièrement débarrassés de leur noyau atomique.
  19. Cf De Temmerman, “Nuclear fusion breakthrough: what do new results mean for the future of ‘infinite energy’? 2021.
  20. Cf Breanna Bishop, “National Ignition Facility achieves fusion ignition”, 2022.
  21. Même si des améliorations de l’efficacité de la puissance des lasers sont à attendre, une multiplication de celle-ci par 150 est hautement improbable. Comme dans toutes les conversions d’un type d’énergie dans un autre, il y a toujours une perte d’efficacité, thermodynamiquement inévitable, que ni des cerveaux plus intelligents ni les progrès de la science ne parviendront à surmonter.
  22. Cf Mary Odum, “Emergy : you spelled energy wrong!”.
  23. Pour plus de détails à ce sujet, et un résumé de l’influence d’Odum sur la permaculture, cf ma conférence keynote à la International Society for the Systems Sciences.
  24. Comme c’est peut-être le cas en ce moment dans la R&D sur les vaccins et plus généralement dans la science médicale après la pandémie de Covid et les exaspérations auxquelles elle a donné lieu.
  25. Cf Daniel Jassby, “Fusion reactors : Not what they are cracked up to be”, Bulletin of the Atomic Scientists, Avril 2017.
  26. Cf Daniel Jassby, “On the Laser-Fusion Milestone”, Inference, Décembre 2022.
  27. Quand on utilise la comptabilité éMergétique, le taux est plutôt de 20 pour 1, alors que le rendement du pétrole américain en 2000 était d’environ 6 pour 1.
  28. Elle fut initialement formulée par von Neumann mais est plus souvent associée à des figures telles que l’entrepreneur en informatique Ray Kurzweil. En choisissant le terme de Techno-explosion pour décrire les futurs de croissance énergétique continue, je reconnaissais qu’une croissance rapide en énergie nette conduirait à la singularité technologique tout en pointant le fait que sans “énergie gratuite” cette singularité ferait long feu.
  29. Howard T. Odum & Elizabeth Odum, Energy Basis for Man and Nature, 1976
  30. Le principe de la puissance maximale en écologie des systèmes montre que les espèces et les écosystèmes qui récoltent et consomment le plus d’énergie tendent à prévaloir et à prendre le dessus sur les espèces et les écosystèmes qui en consomment moins. L’histoire de l’environnement montrent que les humains obéissent à cette même règle observée dans la nature. Ces deux disciplines permettent de voir comment, dans la nature comme dans les affaires humaines, de nombreuses stratégies, y compris l’altruisme, semblent confirmer plutôt que contredire le principe de puissance maximale à tous les niveaux hiérarchiques, plutôt qu’une vision hobbesienne de la loi du plus fort.
  31. Par capital, Odum désigne les ressources, l’infrastructure et les forces humaines plutôt que l’argent qui n’est qu’un marqueur du capital réel.
  32. Cf Asby Brown, Just Enough : Lessons in Living Green from Traditional Japan, 2010.
  33. À la 35e minute de ce One Man Show devenu un classique, “ A Short History of Oil”. Pour contredire un peu Newman, je crois que l’on peut dire que vers la fin, les Romains s’affranchirent de leur statut de citoyens et devinrent barbares afin d’éviter les taxes onéreuses et les autres fardeaux que supposait le soutien de l’empire.
  34. Très bien décrit par le roman de science-fiction, 470, de la permacultrice et autrice Linda Woodrow.
  35. Biosphère 2 fut un projet de recherche construit sur des fonds privé, en Arizona, à la fin des années 1980, pour tester des écosystèmes fermés incluant des humains, qui pourraient fonctionner pendant un certain temps en étant hermétiquement isolés du monde extérieur (Biosphère 1). Construit et cultivé dans une série de structures géodésiques vitrées, il était largement alimenté par l’énergie solaire mais nécessitait une énergie externe supplémentaire. Aujourd’hui encore, le dispositif reste une base de recherche et d’éducation publique gérée par l’Université d’Arizona.
  36. Cf Fryers Forest R&D, Toyota Stout EV Conversion.

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