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L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

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28.09.2023 à 21:14

Le striptease de la momie au XIXᵉ siècle ou la fascination de l’Occident pour les dépouilles antiques

Charles Vanthournout, Professeur d'histoire-géographie et Doctorant en égyptomanie américaine, Université de Lorraine

Entre pseudo vertus thérapeutiques, usages insolites et fascination morbide, pourquoi les momies exhumées en Égypte ont connu un destin hors du commun.
Texte intégral (4450 mots)
Illustration de Martin Van Maële : la momie de la nouvelle fantastique "Lot n°249"(1892) d’Arthur Conan Doyle. Wikipédia

Le 25 juin 1882, le New York Times publie un article intitulé « Mummies as Bric-a-Brac » rapportant que certes, l’homme moderne se doit de voyager et découvrir l’Égypte, mais qu’il est recommandé, en plus, d’en ramener une momie en souvenir.

« Le voyageur moderne ne se contente pas de collectionner des perles, des statuettes funéraires d’autres objets de ce genre. Il doit ramener chez lui un ancien Égyptien in propria persona. »

Pourquoi inciter à un tel comportement ? Par-delà l’aspect d’un simple témoignage archéologique, quels attributs, quels pouvoirs confère-t-on aux momifiés, à l’époque ?

La momie et ses vertus thérapeutiques

Un pot pharmaceutique du XVIIIᵉ siècle, supposé contenir des matières issues de momies. Bullenwhächter/Wikipedia, CC BY

Si la présence de momies en Égypte n’était pas un fait inconnu des Occidentaux, c’est seulement à partir de l’époque médiévale que les Européens s’intéressent aux substances utilisées pour la momification. Cette possibilité de conserver les morts durant des siècles va conférer à cette pratique une nouvelle dimension : on prête à la momie des vertus thérapeutiques.

Le mot momie est une dérive du latin médiéval mumia désignant une « substance extraite des corps embaumés, utilisée comme drogue médicinale », lui-même issu de l’arabe mūmiyā désignant un « mélange de poix et de bitume servant à embaumer les morts ». Ainsi, dès le XIIᵉ siècle, les momies sont utilisées comme remèdes pharmaceutiques. Le bitume utilisé par les anciens Égyptiens pour préserver le corps, afin qu’ils puissent selon les croyances antiques revivre dans l’au-delà, était alors utilisé pour soigner divers symptômes par les médecins orientaux et occidentaux.

Si l’on en croit le médecin anglais Sir Thomas Browne, en 1658 :

« La momie est devenue une marchandise […] et Pharaon est vendu pour des baumes. »

Progressivement, l’utilisation de corps momifiés devient une nécessité pour la pharmacopée médiévale. Les momies étaient démembrées, broyées et importées en Europe afin de produire « une poudre de momie » consommée au travers d’onguents, comme médicament ou calmant traitant les blessures, abcès ou problèmes intestinaux.

On prêtait aux momies une fonction curative, en référence à une Égypte mystique capable par sa magie de guérir les maladies. Cet aspect se double d’une fonction mercantile : elle est vendue à prix d’or et le marché de la momie est en pleine expansion au Moyen-âge, non sans dérives : certains marchands se vantaient de détenir de la poussière de momie royale !

Face à la demande exponentielle d’un marché européen en plein essor, le pillage de nécropoles égyptiennes s’intensifie. Les momies devenant rares et coûteuses, les faussaires font leur apparition avec des momies d’animaux, des momies de morts prématurés de maladies, voire des modèles en cire. Malgré les malversations l’engouement pour la poudre de momie « rédemptrice » n’a pas disparu. Hier encore (1998), la poussière de momie – ou pseudo – se vendait sur les étagères des boutiques occultes de New York et Philadelphie.

Momie peinture et momie papier

Les momies suscitent un enthousiasme certain dans le domaine artistique au XIXe siècle. Ce siècle du romantisme et de l’orientalisme qui s’ouvre en Europe comme aux États-Unis pousse les artistes peintres à utiliser d’autres matériaux et notamment le « caput mortuum » ou « brun de momie » pigment rouge contenant à l’origine des morceaux broyés de momies, de résine blanche et de myrrhe.

Cet Intérieur d’une cuisine de Martin Drôlling (1815) aurait été peint à base de brun de momie. Louvre

Produit pour la peinture à l’huile, son utilisation s’est étendue à d’autres techniques comme l’aquarelle. Utilisé pour donner aux œuvres d’art une dimension exotique et éternelle, son emploi n’a connu qu’un succès mitigé. Les artistes émettaient des réserves quant à sa fiabilité :

« Bitume momie, couleur brun roux, origine bitume naturel, le plus néfaste des pigments. Ne sèche jamais. » (André Béguin, Mémento pratique de l’artiste peintre, 1979)

Une page du livre du Jubilé de Norwich (1859) imprimé sur du papier fabriqué à partir des enveloppes de momies égyptiennes. Mummy mania

Les réserves quant à son utilisation se justifient également par une question éthique notamment en ce qui concerne la fabrication de cette poudre avec des morceaux de momies. Si cette question était ignorée à l’époque par certains artistes au vu des intérêts commerciaux, d’autres au contraire s’insurgent et en 1881, l’artiste peintre préraphaélite Lauwrence Alma Tadena décide d’enterrer ses tubes de peinture après avoir appris que les couleurs avaient été obtenues à partir d’une momie !

Dans le domaine industriel, aux États-Unis, les momies trouvent aussi une utilisation bien singulière. On s’en sert pour pallier le coût des fibres de chiffon, dans la réalisation du papier moderne. Les papeteries américaines ont ainsi utilisé le linceul de nombreuses momies afin de fabriquer du papier, comme ce fut le cas, en 1862, de la papeterie américaine du Maine d’Augustus Stanwood pour confectionner son papier d’emballage. Signe de mauvais augure, la légende veut que l’ensemble de ses ouvriers soient morts du choléra.

On peut lire sur une affiche de célébration de Jubilé à Norwich, en 1859 :

« Ce papier est fabriqué par la Chelsea Manufacturing Company de Greenville, la plus grande usine de papier au monde. Le matériau qui le compose a été apporté d’Égypte. Il a été prélevé dans d’anciennes tombes où il avait été utilisé pour l’embaumement de momies ».

Des bizarreries qui attisent la curiosité

Au XIXe siècle, l’Égypte antique est perçue comme la mère des civilisations. Le vestige égyptien était gage de sagesse pour son propriétaire. Toutefois, seule une infime partie de la population américaine, souvent aisée, pouvait faire ce genre d’acquisition. Faire découvrir les richesses de l’Égypte à l’immense majorité de la population devient dès lors une source de profits pour les entrepreneurs du spectacle.

Avant d’être exposées dans les musées, les momies étaient promenées de ville en ville dans les carnavals et cirques itinérants et expositions de fortune. La momie, au même titre que les « freak shows », était avant tout un objet de divertissement, une bizarrerie humaine.

Parallèlement, d’autres spectacles sont organisés et touchent une frange plus érudite de la population. Ce fut le cas des démaillotages de momies. En effet, dans une perspective scientifique, les momies étaient « déshabillées » et étudiées en public. Le médecin Thomas Joseph Pettigrew en Angleterre et George Robin Gliddon aux États-Unis sont les plus célèbres examinateurs de momie. Véritables spectacles aux États-Unis, les démaillotages étaient un moyen de montrer à un public passionné des exemples réels de sauvetage et d’analyse des vestiges du passé et, en outre, d’imprégner les esprits sur l’évolution raciale présentant les « caucasiens » comme descendant des Égyptiens. Ces démaillotages étaient suivis par des conférences sur le thème de la momification.

On peut lire dans le Baltimore Patriot, en 1830 :

« Ces vénérables vestiges de l’antiquité présentent à l’œil du spectateur une image saisissante de trois mille ans, et constituent incontestablement la plus grande curiosité jamais offerte à un public américain. »

La malédiction des momies

Dans l’élan impérialiste et colonialiste du XIXe siècle et début XXe, l’archéologie et la fiction populaire transforment la momie en une figure féminine séduisante et maléfique.

La quête scientifique objectivant la momie et sa marchandisation fait naître dans les romans victoriens, comme ceux de H.D. Everett, Iras. A Mystery (1896) Rider Haggard, She (1887) ou encore de Bram Stoker, The Jewel of Seven Stars (Le Joyau des sept étoiles, 1903), une réincarnation de la figure de la momie présentée comme humaine et séduisante.

Victime directe des recherches archéologiques et de la profanation des tombeaux, elle se réincarne sous la forme d’une beauté orientale vengeresse. Les châtiments que la momie inflige sont aussi liés aux démaillotages publics et aux examens réalisés par les archéologues, perçus comme une forme d’agression sexuelle.

Une annonce de démaillotage de momie, à Boston, en 1850, sous la houlette de George Gliddon, premier égyptologue américain. Yale
Page de titre de l’ouvrage de Jane Webb Loudon (1828), l’une des premières histoires à traiter d’une « malédiction de la momie ». Wikimedia

En effet, les démaillotages relatés dans les premiers romans d’époque victorienne renvoient à la conquête occidentale de l’Orient, personnifiée par la momie, symbole d’une femme vierge étrangère soumise aux envahisseurs. Cette femme orientale est détaillée, déballée, et pénétrée comme devait l’être l’Égypte coloniale. L’exposition du corps momifié, le retrait des bandages de lin, laissant apparaître un corps nu sans défense, dévoile un fantasme érotique comparable au viol. L’objet archéologique (la momie) devient un objet sexuel.

Cette sexualisation de la momie trouve également un écho dans le pillage des tombes égyptiennes. S’intensifiant au XIXe siècle, les pillages de tombeaux et l’accaparement des momies reflètent également le concept sexualisé de la pénétration et du viol. Très présente dans la littérature victorienne, la malédiction de la momie incarne la notion de vagina dentata : les momies revenues à la vie se vengent du viol de la pénétration du tombeau (Louisa May Alcott, Lost in Pyramid or, The Mummy’s Curse, 1869).

Dans le Roman de la Momie, Thépophile Gautier écrit :

« J’ai l’idée que nous trouverons […] un tombeau qui n’a jamais été altéré […] mais qui nous livrera, intactes, toutes les richesses de son mystère vierge. »

Albert Robida, illustration pour le Roman de la momie de Théophile Gautier (1858). Wikimedia

Ainsi, bien avant la découverte du tombeau de Toutankhamon (1922), l’idée de malédiction par une momie vengeresse trouve écho dans la profanation des tombes égyptiennes et l’absence de culpabilité des archéologues qui violent les tombeaux. L’une des plus célèbre momies vengeresses est « The Unlucky Mummy » conservée au British Musuem (BMEA22542) : elle aurait porté malheur à l’ensemble de ceux qui l’ont rencontrée et aurait même, d’après une légende, fait couler le Titanic.

La momie face aux chrétiens

Ces déballages, ces exhibitions de momie dénotent une certaine curiosité malsaine, forme de voyeurisme à l’égard du défunt et de la mort. Dans cette période victorienne où la mort est omniprésente, la curiosité face à des corps enveloppés et momifiés l’emporte sur la pudeur et la dignité. Mais cette curiosité se pare aussi d’un esprit religieux et scientifique marqué par la volonté de prouver les évènements bibliques.

Le démaillotage de momies posait également la question des richesses contenues dans les sépultures des momies. En effet, l’austérité prônée par la religion chrétienne était en totale contradiction avec l’abondance de richesses que contenaient certains tombeaux ou momies égyptiennes. Cette profusion de richesses amena certains à émettre l’hypothèse que les Égyptiens étaient incapables de reconnaitre la valeur des objets enfouis avec leurs morts.

Dans La Tombe de la Momie (1942), un film d’horreur de Lon Chaney. Le héros est assassiné par une momie venue pour se venger de la profanation de la tombe d’Ananka. Wikimedia

Dans un esprit de charité et de ferveur chrétienne et bien que les Égyptiens soient polythéistes, un nombre important de momies ont été réenterrées dans de nouvelles sépultures chrétiennes. La momie d’Amun-Her-Kepesh-Ef vendue à Henry Sheldon en 1886 pour son musée de Middlebury (Vermont) a été redécouverte dans le grenier du musée par le conservateur George Mead en 1950. La momie fut incinérée et enterrée au West Cemetery (Vermont) avec une croix chrétienne sur sa pierre tombale – une manière de se soucier de la dignité et de l’âme du défunt.

Tombeaux violés, momies transformées en onguent médicinal, en peinture, démaillotées en public : le XIXe siècle marque une certaine déshumanisation des momies. Pillées et séparées des biens avec lesquels elles avaient été enterrées, les momies ont perdu une part de leur identité, de leur intégrité et de leur caractère mystique.

Le XXIe siècle offre un nouveau regard sur les momies. Les travaux archéologiques et scientifiques ont apporté de nombreuses réponses et une meilleure compréhension concernant les sépultures égyptiennes, les techniques d’embaumement et par la même des momies. De nouvelles fouilles, comme celle de Saqqarah et la découverte d’une momie de plus de 4 000 ans, enrichissent toujours l’histoire de cette civilisation. Mais la fascination pour les momies, elle, n’est pas prête de s’éteindre.

The Conversation

Charles Vanthournout ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.09.2023 à 21:14

Gestion de la dette publique : que retenir des expériences de John Law au XVIIIᵉ siècle ?

Annick Bienvenu-Perrot, Docteur en droit - HDR - Enseignant-chercheur en droit privé - Co-directrice du master Juriste Financier - Université Paris Dauphine-PSL, Université Paris Dauphine – PSL

Le système mis en place par l’économiste écossais en France à partir de 1716 a échoué. Il portait néanmoins en germes des idées qui restent éclairantes pour la gestion actuelle des comptes publics.
Texte intégral (2352 mots)
Portait de John Law par Alexis Simon Belle Londres, National Portrait Gallery / Wikimedia Commons

Une dette publique proche de 120 points de PIB ? La France s’en est approchée à la sortie des confinements, jusque 117,8 points au premier trimestre 2021, une valeur redescendue à 112,5 au premier trimestre 2023.

Par le passé, elle avait déjà atteint de tels sommets, notamment au début du XVIIIe siècle. En 1715, à sa mort, Louis XIV laissait la France au bord de la faillite en raison, notamment, des guerres incessantes lancées par le Roi Soleil et de l’organisation fiscale du pays.

Nos travaux portent sur cette époque qui permet de nourrir une réflexion sur les enjeux d’aujourd’hui. Aux commandes du pays en attendant que grandisse le jeune Louis XV, le Régent, Philippe d’Orléans, fit appel à John Law (nom que ses contemporains français prononçaient « Lass ») et à ses idées audacieuses pour redresser les finances de la France. Né en 1671 à Édimbourg, il s’était intégré dans les milieux financiers londoniens avant de parcourir l’Europe et de s’établir à Paris.

Un partenariat public/privé

Le but du système de Law était, à la fois, d’assainir les finances publiques et d’augmenter la masse monétaire en circulation afin de permettre le financement de l’économie. À cette fin, le Régent a tout d’abord autorisé son futur Contrôleur général des Finances à fonder une banque privée garantie par l’État, le 10 mai 1716. Avec cette création, Law poursuivait deux objectifs. Le premier était de faire évoluer le financement de l’économie en augmentant la part des billets dans la masse monétaire globale. Le second était de gérer la dette publique. En 1718, cette banque privée est devenue la Banque Royale. Dans une lettre adressée au Régent en 1715, John Law écrit ;

« La banque n’est pas la seule, ni la plus grande de mes idées ; je produirai un travail qui surprendra l’Europe par les changements qu’il portera en faveur de la France, des changements plus forts que ceux qui ont été produits par la découverte des Indes ou par l’introduction du crédit. »

La seconde pièce du système portait sur la création d’une compagnie commerciale. Au gré d’acquisitions et de fusions d’entreprises exerçant un monopole sur une aire géographique, John Law donne vie à un ensemble puissant qui reprend le nom de la « Compagnie des Indes » (appelée parfois aussi « Compagnie du Mississippi »). Elle avait pour mission première non le négoce mais la gestion des dettes d’État, selon les modalités suivantes : la Compagnie procédait à des augmentations de capital successives pouvant être payées au moyen de titres de dettes d’État.

De ce fait, elle avait vocation à centraliser progressivement l’endettement public pour octroyer ensuite à l’État des prêts à des taux d’intérêt très inférieurs à ceux pratiqués avant l’opération. Les finances publiques étaient ainsi assainies au moyen d’un lien entre le secteur public et le secteur privé.

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La Compagnie n’avait cependant pas les fonds pour payer les titulaires des titres. Elle devait donc lever des capitaux à hauteur des demandes potentielles de remboursement. Elle le fit d’une part au moyen d’augmentations de capital incessantes. Cela fut d’abord un succès, le cours de l’action de la Compagnie n’arrêtait pas de grimper. D’autre part, elle avait recours à des prêts octroyés par la Banque Royale. Ceux-ci étaient gagés sur les titres de ladite Compagnie dont la valeur était volatile et soutenue par les crédits octroyés.

C’est ce lien entre création monétaire et cours de l’action qui allait faire courir le mécanisme à sa perte. L’ensemble était totalement artificiel.

Une tentative de régulation du système

Law, qui voyait bien la faiblesse potentielle de son système, tenta de l’enrayer en faisant baisser le poids de la monnaie métallique en circulation au profit de la monnaie fiduciaire sous format papier, qui devait ainsi permettre à cette dernière d’en sortir consolidée. Il élabora ainsi une réglementation restrictive (interdiction par exemple de posséder plus d’un certain montant de métaux et incitation aux dénonciations) et fixa le cours légal des billets sur tout le territoire, en janvier 1720. En imposant la monnaie fiduciaire, le but de Law était, à terme, de stabiliser le cours de l’action de la Compagnie des Indes et d’en faire également une monnaie. Il voulait donc créer une monnaie-action.

Law a ainsi réussi en trois ans à créer une Banque Royale permettant une création monétaire nécessaire à l’économie, une compagnie commerciale restructurant la dette d’État afin d’assainir les finances royales et à imposer la monnaie fiduciaire, qui était alors impopulaire (la masse monétaire fait plus que doubler au deuxième semestre 1719).

Pourtant, ce système va basculer très rapidement au cours du premier semestre 1720. À la fin de la même année, après des scènes d’émeutes et des morts rue Quincampoix à Paris où était installée la Banque Royale, John Law est contraint de s’enfuir du pays.

Contradictions et délits d’initiés

Comment expliquer cette issue ? On peut, d’une part, repérer des facteurs économiques. La spéculation exacerbée était un facteur de risque – on parlait alors d’agiotage –, alimentant le circuit financier sans profiter à l’économie réelle. Les deux sphères étaient totalement déconnectées. On est au cœur des contradictions du système : une volonté de stabiliser le cours de l’action de la Compagnie des Indes pour en faire une monnaie contrebalancée par une spéculation effrénée.

Rue Quinquempoix en l année 1720, gravure d’Antoine Humblot. gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France

On peut, d’autre part, repérer des facteurs sociologiques. Plus le système montait en puissance, plus la haute société a reçu des informations et des subventions pour spéculer sans risque. En revanche, quand le système fut menacé par l’excès de la spéculation, l’entourage de Law, dès l’été 1719, a vendu massivement des titres de la Compagnie des Indes, fragilisant encore davantage le système. On qualifierait ces opérations, en droit contemporain, de délits d’initiés.

Le renversement de cette folie spéculative eut lieu fin mai 1720. Cet épisode financier a marqué les esprits, a miné la confiance dans le système et freinera l’innovation dans ce domaine, pendant de longues décennies.

Précurseur de la banque centrale

En réalité, le système de Law a-t-il été si négatif ? Deux éléments permettent d’en douter.

D’une part, la Banque Royale est la première ébauche d’une banque centrale que Law voulait créer sur le modèle de la Banque d’Angleterre. Ce système était nouveau en France. Il avait non seulement pour finalité de créer de la monnaie permettant le soutien de l’économie mais également un rôle de régulateur financier. Law a ainsi établi un lien entre la politique monétaire et la politique économique. Son système a échoué non pas parce que la création d’une telle banque n’était pas une bonne idée mais du fait des excès de création monétaire. Celle-ci alimentait alors davantage la spéculation sur les actions de la Compagnie des Indes qu’il ne permettait à l’économie réelle de se développer. Par conséquent, l’excès de monnaie, permettant à une bulle spéculative d’exister, a entraîné la chute du système.

Si nous transposons à l’époque contemporaine, les banques centrales sont solidement implantées mais depuis l’abandon du système de Bretton Woods, au début des années 1970, et à la suite des chocs pétroliers, nous avons connu une période d’inflation puis une déconnexion entre la création de liquidités et l’évolution de l’économie réelle d’une part et la constitution de bulles spéculatives, d’autre part.

Plus récemment, après la crise financière de 2008, les banques centrales, devenues libres de créer de la monnaie, ont mis en place des politiques de « quantitative easing » consistant en des achats massifs de titres de dette publique. Cela a pour effet d’augmenter la masse monétaire en circulation, d’abaisser les taux d’intérêt et d’augmenter le volume du crédit afin de relancer l’économie mais avec un risque de reprise de l’inflation. Or, les crises financières arrivent toujours avec l’éclatement de bulles spéculatives.

L’ébauche d’un système de banque centrale mis en place par Law était ainsi une idée fondatrice mais l’excès de création monétaire devait ruiner son entreprise. Ne vivons-nous pas également une période comparable marquée par une masse monétaire en circulation trop importante ? Law ne serait-il pas d’actualité ?

Des idées et des erreurs qui font référence

Schumpeter, dans son Histoire de l’analyse économique, considère par ailleurs John Law au premier rang des théoriciens de la monnaie de tous les temps. Ses idées et ses erreurs restent aujourd’hui présentes dans les discours qui analysent le développement des cryptomonnaies par exemple.

L’Écossais voulait moderniser le système monétaire français par la création de la monnaie-papier et la Banque Royale devait permettre d’y parvenir. Il avait aussi une idée plus originale de faire des actions de la Compagnie des Indes, une nouvelle forme de monnaie.

La valeur fluctuante des actions n’a pas permis à cette idée de devenir réalité. Law pensait que la monnaie-action permettrait de supprimer la monnaie métallique. En revanche, il n’a sûrement pas assez pensé à un fondement suffisamment solide de la monnaie afin d’établir un lien entre celle-ci et l’économie réelle.

Par conséquent, même si le bilan est mitigé du fait de l’explosion du système et de ses conséquences, des mécanismes nouveaux ont été mis en place à cette époque et ont permis de renouveler, avec audace, les débats sur les problèmes monétaires et leurs structures qui sont toujours d’actualité.

The Conversation

Annick Bienvenu-Perrot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.09.2023 à 21:14

Bilharziose en Europe : À la recherche de nouvelles armes pour combattre cette maladie tropicale déjà implantée en Corse

Christoph Grunau, Professeur des Universités, expert en épigénetique environnementale, Université de Perpignan

Paul J. Brindley, Professor, George Washington University

La bilharziose, une maladie parasitaire tropicale, est désormais présente en Europe. Pour la combattre, un seul médicament est actuellement disponible. Mais la génétique pourrait changer les choses.
Texte intégral (2698 mots)

La bilharziose est la deuxième maladie parasitaire humaine la plus importante après le paludisme. Au niveau mondial, plus de 250 millions de personnes ont besoin d’un traitement préventif régulier, ce qui équivaut aux populations de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie réunies.

Pourtant, il y a fort à parier qu’un grand nombre des lecteurs de ces lignes n’ont jamais entendu parler de cette maladie. En effet, la bilharziose a longtemps été considérée comme un problème des pays du Sud : elle n’était endémique – autrement dit, à transmission locale – qu’en Afrique subsaharienne, ainsi qu’au Brésil, où elle a été importée par le commerce des esclaves, et en Asie du Sud-Est.

Mais depuis 2014, la maladie est aussi devenue un problème européen : notre laboratoire a découvert que la bilharziose est désormais également présente dans le sud-est de la Corse, où plusieurs cas sont désormais recensés chaque année.

Selon toute vraisemblance, si vous l’attrapez, vous n’en mourrez pas. Mais cette maladie parasitaire entravera votre bien-être et votre capacité à travailler et à prendre soin de votre famille. Mieux vaut donc s’en préserver.

Il existe bien un médicament capable de lutter contre la maladie, mais il n’empêche pas les réinfections. Et malgré des décennies de recherche, aucune autre molécule ni vaccin n’ont pu être mis au point. La génétique pourrait toutefois fournir de nouvelles armes pour lutter contre ce parasite très invalidant.

Une maladie due à un ver

La bilharziose est causée par de petits vers d’environ 1 cm de long qui siègent dans les veines proches de l’intestin ou de la vessie. On les appelle les schistosomes, ou « corps fendu » en grec ancien. En effet, la femelle vit enchâssée à l’intérieur du mâle comme une saucisse dans un pain de hot-dog, ce qui donne l’impression d’un seul corps scindé en deux.

La bilharziose est transmise par des escargots d’eau douce porteurs du parasite. Ceux-ci constituent les hôtes intermédiaires, tandis que l’hôte final est un mammifère (rongeurs, bétail, être humain…).

C’est dans l’organisme de ces petits escargots aquatiques, appartenant aux genres Biomphalaria ou Bulinus, que se multiplient les larves de schistosomes qui infecteront ensuite les mammifères passant à leur portée, dont l’être humain. Une fois que les larves sortent du corps des mollusques et se disséminent dans l’environnement aquatique, elles disposent d’environ 4 heures pour trouver un hôte final en train de nager ou de marcher dans l’eau, faute de quoi elles mourront.

Le cycle des schistosomes, responsables de la schistosomiase ou bilharziose. DPDx, Centers for Disease Control and Prevention

Les larves percent alors un petit trou dans la peau de leur futur hôte, puis pénètrent et migrent dans son organisme, où elles deviennent des adultes capables de s’accoupler. Les femelles s’enchâssent alors dans les mâles, et commencent à pondre plusieurs centaines d’œufs par jour.

Excrétés en même temps que les matières fécales ou l’urine, ces œufs peuvent à leur tour se retrouver dans l’eau. Ils libèrent alors un second type de larve capable d’infecter les escargots d’eau douce : elles se multiplieront dans l’organisme de ces mollusques pour redonner des larves capables d’infecter des mammifères, perpétuant le cycle de vie du parasite.

Une maladie aux conséquences parfois lourdes

Les vers schistosomes se nourrissant des cellules sanguines de leur hôte, la bilharziose se traduit par une anémie et un retard de croissance. Elle produit en outre une inflammation de l’intestin, ainsi que de la vessie, avec présence de sang dans les urines.

Les conséquences les plus graves sont dues aux œufs qui ne parviennent pas à atteindre le monde extérieur. Ceux-ci demeurent piégés dans le foie où ils entraînent une inflammation chronique. Potentiellement, cette situation peut mener au développement d’un cancer hépatique.

En outre, chez les personnes malades, la pression dans la veine porte, la veine qui conduit le sang des intestins au foie, augmente de façon anormale, ce qui entraîne un risque d’hémorragie gastro-intestinale.

Des moyens de lutte limités

À l’heure actuelle, un médicament très efficace, appelé Praziquantel, est disponible pour lutter contre la bilharziose. Développé dans les années 1970 par la société pharmaceutique européenne Merck, qui le distribue gratuitement aux pays africains, il est utilisé dans le monde entier. Merck a également développé une forme adaptée aux enfants.

Mais cette molécule, considérée comme un médicament essentiel par l’Organisation mondiale de la Santé, est la seule qui se dresse entre l’être humain et les schistosomes. Malgré plus de 30 ans de recherche, les scientifiques ne sont pas encore parvenus à mettre au point d’autre médicament ni de vaccin.

L’une des craintes est qu’un jour, des résistances à cet unique médicament se développent. Cependant, pour l’instant, sur le terrain, aucune observation ne permet réellement d’affirmer que l’on s’acheminerait vers l’émergence de telles résistances. Une baisse d’efficacité a parfois été constatée, mais elle est très difficile à quantifier correctement en dehors des laboratoires.

L’autre problème est que le Praziquantel n’empêche pas la réinfection, et doit donc être administré régulièrement.

S’attaquer à l’escargot

Vous avez remarqué que le parasite a obligatoirement besoin d’un escargot pour accomplir son cycle de vie. Vous vous posez donc peut-être la question : ne pourrions-nous pas éliminer l’escargot ?

C’est en effet une possibilité, mais cette solution pose plusieurs problèmes : les produits chimiques qui tuent les escargots (appelés molluscicides) sont peu sélectifs et impactent de nombreux organismes aquatiques. Or, en réalité, très peu d’escargots sont infectés dans l’environnement. On éliminerait une énorme population d’escargots pour tuer ceux qui sont infectés. Ce n’est pas une approche très respectueuse de la nature !

Cette problématique des organismes « vecteurs » de maladies est commune à de nombreuses affections parasitaires. Les scientifiques ont commencé à réfléchir à une nouvelle approche, le « gene drive » ou « forçage génétique ».

Forcer des gènes délétères pour le parasite

Les prémisses de cette technique ont émergé dans les années 1960, après avoir constaté que certains gènes peuvent être transmis dans une population beaucoup plus rapidement que ce à quoi l’on s’attendrait d’après les lois de l’hérédité classiques (lois mendéliennes).

Chez les espèces qui se reproduisent sexuellement comme les vers schistosomes et les escargots d’eau douce, chaque gène existe en 2 copies : l’une héritée de la mère, l’autre du père. Lors de la reproduction sexuée, une seule de ces copies est transmise à la progéniture. Une copie a donc 50 % de chances d’être transmise.

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Cependant, des copies « égoïstes » ont aussi évolué. Ces gènes parviennent à être hérités avec plus de 50 % de chance. Et parfois, beaucoup plus, car ils parviennent à éliminer les autres copies ! Tous ces processus sont naturels, mais imaginez un instant que nous puissions nous en inspirer et introduire un tel gène dans un parasite. Mieux : imaginez que ce gène soit nocif pour faire mourir les parasites… Nous tiendrions là une arme théoriquement très efficace.

C’est ce qu’ont réussi à faire des chercheurs de l’Imperial College de Londres en 2018 sur des moustiques transmettant le paludisme. Grâce à une puissante technique d’édition du génome, CRISPR-Cas9, ils ont modifié le gène déterminant leur sexe, afin de rendre les femelles stériles et de le forcer à se répandre dans une population de moustiques (en cage). Cette approche a mené à leur élimination en 7 à 11 générations, soit moins de 6 mois.

Forçage génétique et bilharziose

Jusqu’ici, cette technique n’était pas applicable sur les schistosomes, car CRISPR-Cas9 ne fonctionnait pas dans cet organisme. Mais depuis cette année, c’est le cas : nos laboratoires sont en effet parvenus à développer cette technique d’édition de gènes pour l’espèce Schistosoma mansoni_, qui cause la bilharziose intestinale.

Notre objectif n’était pas de rendre possible le forçage génétique, mais de disposer d’un outil pour inactiver des gènes à la demande, afin de comprendre les mécanismes à l’origine de la maladie et d’identifier de nouvelles cibles médicamenteuses ou d’autres moyens de lutte.

Néanmoins, cette technique CRISPR-Cas9 est maintenant disponible et pourrait ouvrir la voie au forçage génétique. À l’échéance de 5 à 10 ans, des études minutieuses, en laboratoire, pourraient aboutir à produire des parasites porteurs de gènes « suicide ». Libérés dans des régions où la maladie est endémique, ils pourraient éliminer les vers qui en sont à l’origine.

Schéma présentant le résultat du forçage génétique.
Le forçage génétique permet de modifier l’héritabilité de certains gènes. Christoph Grunau/Paul Brindley, Fourni par l'auteur

Si les avantages d’une telle approche vont de soi (éviter de donner des médicaments à vie ou de disséminer des substances molluscicides toxiques), y a-t-il des risques ?

Les limites du forçage génétique

Un problème potentiel est que le gène nocif pourrait se propager à d’autres espèces de schistosomes qui ne sont pas pathogènes pour l’être humain, par un processus appelé hybridation, qui se produit lorsque des espèces différentes s’accouplent. L’hybridation est en effet fréquente chez les schistosomes.

Une hybridation qui produit une progéniture fertile pourrait conduire à l’extinction d’espèces de schistosomes qui ne sont pas nocives pour les humains. En revanche, une hybridation qui ne donnerait pas de progéniture fertile représenterait une impasse pour le processus.

Aujourd’hui, on sait cependant quelles espèces de schistosomes sont capables de s’hybrider et de produire une descendance fertile. Des tests en laboratoire pourraient être menés afin de déterminer si le gène nocif introduit pourrait se propager à ces espèces.

Idéalement, une approche de forçage génétique devrait être dans un premier temps appliquée à une zone géographique très limitée, telle qu’une île entourée d’eau de mer (dans laquelle les schistosomes ne peuvent pas survivre).

Rendre possible le forçage génétique dans les schistosomes nécessitera encore des années de recherche, mais cette approche recèle un grand potentiel. Faut-il s’engager dans cette voie, ou y renoncer et se focaliser plutôt sur les alternatives ? Ne risquons-nous pas se nous retrouver sans ressource face à cet ennemi ?

Les réponses à ces questions, qui doivent faire l’objet d’un débat public éclairé, sont de plus en plus cruciales : l’augmentation des températures moyennes en Europe due au changement climatique permettra à un nombre croissant de parasites tropicaux de s’installer sur notre continent.

En attendant, si vous êtes allés récemment en Afrique ou dans le sud de la Corse et que vous constatez du sang dans vos urines (autrement dit, si elles deviennent rouges), parlez à votre médecin de la bilharziose, et demandez conseil à un parasitologue. Le traitement est simple et efficace. Et la prochaine fois, évitez ces eaux de baignade…

The Conversation

Christoph Grunau a reçu des financements de Wellcome Trust, ANR, Labex CeMEB, et UPVD.

Paul J. Brindley est membre de l’American Society of Tropical Medicine & Hygiene. Il est rédacteur en chef de PLOS Neglected Tropical Diseases. Il a reçu des financements des National Institutes of Health, USA, Wellcome Trust, et George Washington University.

28.09.2023 à 21:13

Se réorganiser dans un contexte extrême : les leçons des forces spéciales américaines

Thomas Misslin, Doctorant, Sciences de Gestion, Dauphine-PSL - Chef de projet, Executive Education, EM Lyon Business School

Dans l’Irak déstabilisé par la chute de Saddam Hussein en 2003, les unités d’élite américaines ont transformé leur culture – sans toucher à l’organigramme – pour tenter de répondre au chaos.
Texte intégral (2257 mots)
Intervenant aux côtés de l’armée conventionnelle, environ 3500 hommes des forces spéciales opéraient en Irak en 2004. Picryl, CC BY-SA

En 2004, l’Irak est une poudrière. Un an après l’invasion américaine qui renversa le régime de Saddam Hussein, la guerre est gagnée sur le terrain mais la paix se révèle amère. La rébellion des populations, l’influence d’Al-Qaida ou encore les réseaux mafieux entraînent chaque jour un peu plus le pays vers le chaos. Dès le début de cette période d’instabilité croissante, et aux côtés des forces conventionnelles, les forces spéciales américaines – environ 3,500 hommes regroupés au sein de la Task Force 714 (TF714) – vont se trouver à la pointe de la lutte contre ces réseaux.

Face à une issue du conflit plus qu’incertaine, le général Stanley McChrystal, à la tête de la TF714, va dans un premier temps solliciter davantage les hommes et les machines pour passer d’une dizaine à une vingtaine de raids par mois. Toujours à la pointe du dispositif, ces raids atteignent les têtes pensantes et les lieutenants des réseaux terroristes avec l’objectif de dégrader les structures hiérarchiques de l’ennemi et le désorganiser. C’est une véritable performance organisationnelle. Et pourtant, rien n’y fait : la violence augmente, la vitesse de récupération des insurgés surprend, les infiltrations de fedayin s’intensifient et les autorités locales sont débordées.

Devant ce constat, qui mettra deux ans à se cristalliser dans les esprits des dirigeants, McChrystal va poser une vision qui découle de la conviction longuement murie selon laquelle il faut soi-même fonctionner en réseau pour battre un réseau. C’est en effet la première fois dans l’histoire qu’une insurrection capitalise sur le numérique. Pour s’organiser, les insurgés et les terroristes internationaux laissent de côté la structure hiérarchique traditionnelle pour lui préférer le réseau. Dans ce réseau, les liens sont souples et changeants, la prise de décision et l’action sont décentralisées, les sources de financement sont multiples et la communication s’effectue à la vitesse de la bande passante.

De 20 à 300 raids par mois

Pour espérer prendre de vitesse l’adversaire, les forces spéciales doivent donc radicalement changer leur façon de s’organiser. Or, l’armée américaine doit son existence juridique à une loi du Congrès : ses missions, son organigramme, son recrutement, et son financement dépendent tous du droit américain. Changer la structure de TF714 n’est donc pas une option pour le Général McChrystal. Quand bien même le Congrès accepterait de revisiter l’organisation de l’armée, le temps nécessaire se compterait en années pour qu’une hypothétique loi passe. Impensable.

Les forces d’opérations spéciales irakiennes effectuent un exercice de sauvetage d’otages à Bagdad, en Irak
Les forces d’opérations spéciales irakiennes effectuent un exercice de sauvetage d’otages à Bagdad, en Irak. Halasadi/Wikimedia, CC BY-SA

Pour accompagner ses forces dans leur mutation, pour que ses unités soient plus rapides, plus agiles et autonomes, fassent circuler librement l’information, récoltent et partagent le renseignement, le général n’a qu’un levier de changement : la culture. Autrement dit, c’est en faisant évoluer les relations au sein de la communauté (culture) plutôt qu’en changeant l’organigramme (structure) qu’il sera possible d’imiter les comportements d’un réseau, et peut-être de battre Al-Qaida et les insurgés à leur propre jeu en Irak.

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Or, la matrice de l’armée américaine, y compris celle des forces spéciales, est celle du modèle bureaucratique fondé schématiquement sur la hiérarchie, la division du travail, le réductionnisme, la spécialisation, le respect formel de règles écrites, la distinction décision-exécution, le caractère unidirectionnel de l’information qui remonte et celui de la décision qui descend, le tout au service de l’efficience par l’optimisation des moyens.


À lire aussi : La renaissance de l’armée américaine après la guerre du Vietnam, un cas d’école pour toutes les organisations ?


Pour fonctionner en réseau, McChrystal va alors pratiquer une autonomisation (empowerment) maximale des unités à l’intérieur de fenêtres de tir étroites de 24 heures. Tous les jours à la même heure, des centaines puis des milliers d’acteurs vont se connecter pour partager le renseignement et revisiter les priorités. Fort de cette information, les unités vont agir en autonomie et mener toutes les actions que la situation sur le terrain exige, selon elles, sans autorisation de la chaîne hiérarchique. En se connectant à d’autres unités voire à d’autres entités à l’intérieur du gouvernement américain (DIA, CIA, FBI…), ces unités vont à la fois alimenter le flux d’information en temps réel et en même temps bénéficier de l’information issue d’autres points de contact, le tout pour agir dans l’instant.

Les forces d’opérations spéciales de l’US Air Force et un pilote secouru après une mission de sauvetage réussie
Les forces d’opérations spéciales et un pilote secouru après une mission de sauvetage réussie. Picryl, CC BY-SA

Pour éviter que les cellules autonomes ne transforment l’organisation en anarchie, le temps de décision autonome est court et l’espace de décision est très clair (zones de « no go » etc.). Ce fonctionnement va libérer les énergies et les actions. De 10-20 raids par mois, TF714 va en exécuter près de 300 par mois à partir de 2006, et ce pendant plusieurs années, sans moyens supplémentaires. Étonnamment, non seulement le nombre d’actions entreprises va croître, mais leur qualité également. En témoignent l’exploitation et la dissémination accélérées du renseignement entre les nodules du réseau américain, en temps réel, ce qui enrichit « l’intelligence » distribuée entre les unités et donc leur vitesse et pertinence dans l’action.

Capacités apprenantes

Le pilotage de cette transformation illustre les capacités apprenantes de la TF714 pourtant sous contraintes extrêmes :

  • un leadership qui commence par changer lui-même, en profondeur, puis qui porte avec passion une vision renouvelée en adoptant les comportements qui en découlent (accent sur la qualité de la relation, sur l’importance de la confiance, de l’humilité) ;

  • (faire) admettre l’insuffisance d’actions pourtant exécutées à la perfection ;

  • tester de nouvelles approches et effectuer une réinitialisation du modèle d’efficacité dans le nouvel environnement en conservant et diffusant les méthodes qui donnent des résultats ;

  • ne pas sanctionner les expérimentations qui échouent ou déçoivent, les diffuser pour éviter de les répéter ;

  • accepter de constamment faire évoluer ses certitudes et ses schémas mentaux face au réel (« ground truth ») ;

  • identifier les forces dans l’organisation et s’en inspirer ;

  • repérer les élastiques identitaires qui réactivent les réflexes comportementaux et sont des freins à l’adoption de la nouvelle vision ;

  • ou encore, passer du paradigme dans lequel l’information est le pouvoir à celui dans lequel le partage est le pouvoir.

Cette transformation organisationnelle, intégralement accomplie sous le feu, in situ, de manière expérimentale et sans toucher à une ligne ou une case de l’organigramme, constitue un cas d’école : il montre en effet que pour se transformer et s’adapter à l’environnement il ne s’agit pas d’écarter les changements structurels de sa boite à outils, mais qu’il s’agit d’y inclure également la culture managériale et le leadership comme puissants adjuvants au service d’une démarche stratégique renouvelée.


À lire aussi : Managers, et si vous vous inspiriez des méthodes de l’armée ?


The Conversation

Thomas Misslin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.09.2023 à 21:12

Quand les Iraniennes résistent à la surveillance par la « sousveillance »

Elia Verdon, Doctorante en droit public et en informatique, CERCCLE (EA 7436) et LaBRI (UMR 5800), Université de Bordeaux

En Iran, le voile est au cœur d’une guerre de la visibilité : son port est scruté d’un côté, tandis que son absence est brandie sur les réseaux sociaux comme un signe d’émancipation .
Texte intégral (1757 mots)

Un an environ après la mort de Mahsa Amini, la révolte iranienne ne fléchit pas. Cette jeune femme de 22 ans est devenue le symbole de la lutte contre la politique islamique iranienne sur le port du voile. Son décès amène un vent de révolte à l’encontre du régime iranien. Celle-ci se concentre autour de la lutte contre la loi adoptée en 1983 qui imposait aux femmes le port du hijab, quatre ans après la révolution islamique de 1979.

Si un souffle de rébellion s’était déjà emparé de la jeunesse iranienne ces deux dernières décennies, ce tragique événement a renforcé les manifestations. En effet, il n’est plus rare, ces deux dernières décennies, de voir quelques mèches de cheveux dépasser des voiles ou même certaines femmes tête nue.

Cette défiance aux airs de désobéissance civile répand une vague de liberté et d’émancipation chez les Iraniens qui décident de ne plus répondre aux diktats sur le voile.


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Cette dernière année, notamment depuis la mort de Mahsa Amini, les manifestations ont été plus fortes et la répression mise en œuvre par le pouvoir des mollahs est également allée croissant. Le régime iranien emploie à présent des outils technologiques de surveillance de masse qui jusque-là n’avaient jamais été utilisés pour imposer une loi vestimentaire aux femmes sur la base d’une politique religieuse. À ce titre, la chercheuse Mahsa Alimardani souligne que le régime a passé des années à construire un appareil de surveillance numérique.

Un an après, où en est la révolution ? (Public Sénat).

La reconnaissance faciale permet d’identifier un individu, c’est-à-dire de retrouver son identité parmi un groupe de personnes ou au sein d’une base de données. Cette technologie peut être utilisée en temps réel dans l’espace public par le biais de caméras de surveillance par exemple.

Mais elle peut également être exploitée dans le cadre d’une surveillance a posteriori, grâce à des images enregistrées issues des caméras de surveillance ou encore des réseaux sociaux.

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Cet outil de surveillance visuelle peut alors être utilisé pour identifier les personnes qu’un régime considère comme dissidentes si elles portent des signes visuellement reconnaissables par des machines, de façon automatisée. Cette utilisation de la technologie pour répondre à une politique vestimentaire amène un changement d’échelle dans la répression des contrevenantes. Alors que la police iranienne ne peut être omniprésente, la technologie permet au régime iranien d’avoir un œil ubiquitaire grâce à l’utilisation d’un logiciel de reconnaissance faciale issu de la société chinoise Tiandy.


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Le voile : sous « l’œil de Dieu »

En janvier 2023, le journal américain Wired révélait que quelques jours après avoir manifesté de nombreuses femmes avaient été arrêtées chez elles.

Un haut fonctionnaire déclarait d’ailleurs que des algorithmes pouvaient identifier les femmes enfreignant les codes vestimentaires. L’utilisation d’algorithme à des fins d’identification des individus par le biais de leur visage est techniquement possible en Iran, puisque le régime dispose depuis 2015 d’une gigantesque base de données nationale d’identité. Cette base regroupe non seulement les identités (état civil, adresse, etc.), mais également des données biométriques comme les images numérisées des visages des citoyens utilisées pour les cartes d’identité.


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Couplée à un logiciel de reconnaissance faciale, cette base de données permet d’identifier toute personne qui ne respecterait pas loi, par exemple toutes les femmes contrevenant à la loi sur le hijab. Cet outil de surveillance visuelle devient, à l’instar d’un autre cas cité dans un travail de recherche, « l’œil de Dieu ».

En Iran, la police des mœurs de retour de la rue, HuffPost, juillet 2023.

Des exemples récents attestent de cette mise en œuvre de la surveillance. Typiquement, les femmes qui ne portent pas de voile dans leur voiture reçoivent des SMS d’avertissement. Développé en 2020, ce programme, Nazer (« surveillance » en persan), lutte contre le retrait du hijab dans les voitures. Il a récemment été renforcé et déployé dans tout le pays, d’après un officier supérieur de la police.


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S’exposer sans voile sur les réseaux sociaux : un acte de « sousveillance »

Mais, alors que le régime épie les femmes pour surveiller si elles portent le voile ou non, parallèlement, ces dernières cherchent à donner davantage de visibilité à leur lutte contre cette politique, et plus généralement contre le régime. Le voile se retrouve alors au cœur d’une guerre de la visibilité : son port est scruté d’un côté, tandis que son absence est brandie comme un signe d’émancipation sur les réseaux sociaux de l’autre.

Face à cette utilisation de la surveillance pour punir, les manifestants usent d’outils de sousveillance, comme l’explique le chercheur Steve Mann afin de donner de la visibilité à leurs actions et aux exactions qu’ils subissent.

Le hashtag #Kartemelichallenge visait à montrer sur Instragram la schizophrénie dans laquelle vivent de nombreux Iraniens et Iraniennes.

Construite par opposition à la surveillance, la sousveillance viendrait du « bas ». Elle cherche à constituer un contrepoids au pouvoir étatique avec la possibilité de filmer et rendre visibles les actions s’opposant à la surveillance. En ce sens, les photos de femmes s’affichant sans voile sur les réseaux sociaux ou les manifestations relayées sur la Toile s’apparentent à de véritables actions de « sousveillance ».

Par ces actes de désobéissance, les femmes tentent à s’opposer à la surveillance de l’État et à médiatiser leur combat. Le régime iranien a, d’ailleurs, vite compris la puissance de la visibilité des actions des manifestants, et cherche à restreindre l’accès à Internet. De fait, les réseaux sociaux ont donné du pouvoir à la jeunesse contestataire iranienne ainsi que l’observe Azadeh Kian, professeure de sociologie politique.

Cette « ère hypermédiatisée et hypervisuelle » permise par les réseaux sociaux transforme le citoyen en journaliste et témoin documentant ses propres actions et celles de ses concitoyens.

Si l’accès aux technologies les plus puissantes et les plus onéreuses (comme la reconnaissance faciale) reste le privilège des dominants, l’agrégation d’une multitude de voix permise par les réseaux sociaux tente de pallier l’asymétrie de la visibilité. De plus, les coûts réduits des smartphones offrent à qui veut la possibilité de filmer et publier en direct sur la Toile des actions de lutte. La technologie devient ainsi autant un outil d’émancipation que de répression. L’Iran est donc au cœur d’un double déploiement technologique, où s’opposent surveillance et sousveillance.

The Conversation

Elia Verdon est membre de l'Observatoire de la surveillance en démocratie.

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