01.12.2023 à 10:55
« J'ai pu répondre à tes questions en faisant des vocaux, mais Internet n'est pas stable et je n'arrive pas à les télécharger, s'inquiète Sami, du brouhaha indéfini en fond sonore. Les autres moyens de communication ne fonctionnent pas non plus, j'espère que la connexion tiendra… je ne sais même pas si tu vas recevoir mes messages… » On les reçoit sur WhatsApp deux jours plus tard. Nous sommes le 18 novembre, Sami est journaliste dans le nord de la bande de Gaza. On n'a plus de nouvelles (...)
- CQFD n°225 (décembre 2023) / Édito, Sarah Fisthole« J'ai pu répondre à tes questions en faisant des vocaux, mais Internet n'est pas stable et je n'arrive pas à les télécharger, s'inquiète Sami, du brouhaha indéfini en fond sonore. Les autres moyens de communication ne fonctionnent pas non plus, j'espère que la connexion tiendra… je ne sais même pas si tu vas recevoir mes messages… » On les reçoit sur WhatsApp deux jours plus tard. Nous sommes le 18 novembre, Sami est journaliste dans le nord de la bande de Gaza. On n'a plus de nouvelles d'Afaf, qui avait accepté de répondre à nos questions et attendait de pouvoir se libérer du temps. Elle habitait à Gaza City, mais a dû évacuer la ville. Et elle ne s'est plus connectée à son compte Insta depuis plus d'une semaine. Les messages de Fares sont très vite devenus incompréhensibles, pour ensuite se limiter à des « cœurs » postés sous nos messages, avant le silence radio. Quant à Rahah, elle devait nous répondre après deux jours de coupures d'Internet. On attend toujours ses réponses, elle n'a jamais vu nos derniers messages. Des dizaines d'autres contacts palestiniens aux profils habituellement actifs sont devenus muets sans qu'on puisse savoir pourquoi… mais on imagine.
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On imagine et on se sent fichtrement impuissant·es. C'est bien sûr notre lot quotidien, l'impuissance enragée face au bruit des bottes en Ukraine, au Yémen, au Burkina Faso, ou à la montée en puissance de l'extrême droite en Europe et dans le monde, autant dans la rue que dans les urnes. Mais dans le cas du massacre en cours à Gaza c'est encore plus criant tant la population décimée est dépourvue de la possibilité même de témoigner. Alors que sur les plateaux télé des éditorialistes soupèsent les macabres chiffres des morts, dont une immense part d'enfants, la propagande du régime assassin de Netanyahou essaye d'imposer l'idée d'une guerre motivée, rationnelle, antiterroriste. Comme si la guerre pouvait être autre chose qu'une atrocité aberrante et le berceau de haines en devenir ; et la rengaine de la propagande couvrir le vacarme des bombes. De notre côté, modestement, on a essayé de donner la parole à quelques voix qui ne sont pas encore éteintes – un immense merci à elles de s'être confiées malgré les difficultés et les risques. Et on tente de garder un petit espoir : que des foules, un jour, enrayent la mort en marche, et effacent le sourire des bourreaux.
01.12.2023 à 10:55
Dans ce numéro de décembre, on essaie de faire entendre des voix Palestiennes tout en s'interrogeant sur l'information en temps de guerre. Sinon, on donne des nouvelles des anarchistes ukrainiens, on suit aussi des familles roms installées à Marseille et qui trimballent leurs vies d'expulsion en expulsion, on s'interroge sur l'internet militant, on décortique la loi Immigration du grand méchant fourbe Darmanin et on regarde BFM dans un kebab de Morlaix, munis d'un sac à vomi. Quelques (...)
- CQFD n°225 (décembre 2023) / Sommaire, une1_sommaireDans ce numéro de décembre, on essaie de faire entendre des voix Palestiennes tout en s'interrogeant sur l'information en temps de guerre. Sinon, on donne des nouvelles des anarchistes ukrainiens, on suit aussi des familles roms installées à Marseille et qui trimballent leurs vies d'expulsion en expulsion, on s'interroge sur l'internet militant, on décortique la loi Immigration du grand méchant fourbe Darmanin et on regarde BFM dans un kebab de Morlaix, munis d'un sac à vomi.
Quelques articles seront mis en ligne au cours du mois. Les autres seront archivés sur notre site progressivement, après la parution du prochain numéro. Ce qui vous laisse tout le temps d'aller saluer votre marchand de journaux ou de vous abonner...
En couverture : « L'info sous les bombes », par [Rafik Majzoub]
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– Loi « Asile et immigration » :Harcèlement et cruauté, comme d'hab' - Qu'y a-t-il dans le projet de loi Immigration – ou loi Darmanin – prochainement débattu sur les bancs de l'Assemblée nationale ? Des horreurs, pour changer. Entre harcèlement et arbitraire, retours sur quelques mesures phares.
– Palestine, entre terreur et propagande - L'information en temps de guerre est un champ de bataille au milieu duquel l'Agence Media Palestine tente de nous relier au terrain. Entretien.
– « Notre principal problème, ce n'est pas l'inflation, c'est la mort » : Entretien avec le réseau Solidarity Collectives - En octobre, Marseille accueillait une militante du réseau anti-autoritaire Solidarity Collectives pour parler de la guerre en Ukraine. L'occasion de revenir sur leurs activités et la situation des combattant·es libertaires à l'approche de l'hiver.
– Faire vivre un internet différent – Proposer un accès à internet n'est pas l'apanage des multinationales privées. Il existe aussi des fournisseurs d'accès internet (FAI) associatifs, comme Iloth (Internet libre et ouvert pour tous dans l'Hérault). Rencontre avec des adhérent·es pour une mise à jour sur le sujet.
– Drogue à Marseille : une salle, deux ambiances -Une salle de consommation de drogue à moindres risques doit ouvrir l'année prochaine à Marseille. Projet annoncé de longue date par l'équipe municipale, soutenu par les professionnels en addictologie, il réveille néanmoins l'hostilité de certain·es riverain·es. Reportage.
– « Parler d'accueil et d'exil à partir de voix singulières » – Entretien avec Mathilde, Riwana, Pa et Clou, quatre personnes impliquées à des degrés divers dans l'écriture du roman Des Vies orageuses, tableau percutant des relations entre des personnes exilées et leurs soutiens dans une ville française.
– Se réapproprier nos conflits – En se penchant sur les manières dont sont prises en charge les violences (notamment sexistes et sexuelles) dans les milieux militants, l'ouvrage d'Elsa Deck Marsault Faire justice dresse un constat : on n'est pas sortis des logiques punitives. Et propose des pistes émancipatrices. Entretien.
– La valse des squats – Le 30 octobre, à Marseille, environ 200 Roms sont expulsés de quatre hangars squattés depuis un peu plus d'un an. Dans la foulée, un nouveau squat est ouvert. Derrière ses murs, petit à petit, le quotidien s'organise. Reportage.
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– Aïe tech # 13 : Alexa, traduis‑moi Proust en ouzbek - Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Treizième épisode dédié à la grande terreur des traducteurs et amateurs de littérature : l'invasion de l'édition par divers avatars de l'intelligence artificielle.
– Sur la Sellette : « Monsieur discute systématiquement » – En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
– Lu dans #3 Il manifesto :Le retour de la prison fasciste – Parmi les mesures hallucinantes contenues dans la loi « Sécurité » que fomente en ce moment l'extrême droite au pouvoir en Italie, le quotidien d'extrême gauche Il Manifesto dénonce, dans son numéro du 19 novembre, la création du délit de révolte carcérale.
– Dans mon Salon : Ça va pas top – Trottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note, s'approprier un Salon. Dans ce troisième épisode autocentré, je fais mon bilan émotionnel au salon du bien-être.
– Mes héros toxiques #3 Mon poto Buko V'là que soudain t'as vieilli. Que tu regardes en arrière. Et que tu fais ce bilan : parmi tous les artistes « de génie » qui ont accompagné ta jeunesse, l'immense majorité étaient des mecs. Pire : si la plupart se revendiquaient rebelles, hors système, beaucoup ont affiché des facettes toxiques. Aujourd'hui, place à Charles Bukowski, Buko, Hank, Chinaski, mon vieux copain alcoolo.
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– L'édito – « Criants silences »
– Ça brûle ! – « Patriar-crâme »
– L'animal du mois : le crapaud
– Abonnement - (par ici)
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La une du 225 en pdf
01.12.2023 à 10:55
Jonas Schnyder
L'information en temps de guerre est un champ de bataille au milieu duquel l'Agence Media Palestine tente de nous relier au terrain. Entretien. Dans son précédent numéro, CQFD tentait de ne pas céder à la sidération face aux horreurs de la guerre en Palestine en se dotant de quelques clés pour comprendre la situation. Le collectif juif décolonial Tsedek ! rappelait que « l'attaque des factions palestiniennes [n'était] pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu » et que la situation ne (...)
- CQFD n°225 (décembre 2023) / Vincent CroguennecL'information en temps de guerre est un champ de bataille au milieu duquel l'Agence Media Palestine tente de nous relier au terrain. Entretien.
Dans son précédent numéro, CQFD tentait de ne pas céder à la sidération face aux horreurs de la guerre en Palestine en se dotant de quelques clés pour comprendre la situation. Le collectif juif décolonial Tsedek ! rappelait que « l'attaque des factions palestiniennes [n'était] pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu » et que la situation ne pouvait se comprendre « à chaud ». Mais à l'heure de donner de l'écho aux voix palestiniennes, comment s'informer quand l'État d'Israël envoie son armée pour encadrer les journalistes sur place, impose un blocus à Gaza et sert sa soupe à des « professionnels de l'info » peu soucieux de leur travail ?
C'est face à ce manque chronique d'information de terrain à Gaza, dans les territoires occupés et en Israël, que l'Agence media Palestine (AMP) est créée en 2011 par des personnalités issues des milieux associatifs et des journalistes. Se définissant comme un média engagé, AMP a fait le choix de donner la parole aux personnes concernées en Israël et en Palestine, notamment à travers un réseau de correspondant·es sur place (journalistes, militant·es, universitaires, juristes ou expert·es internationaux). Reste que malgré leur mission, les journalistes sur le terrain n'échappent ni aux bombardements massifs ni aux pénuries d'électricité, d'eau et de nourriture. Et depuis plus d'un mois, la propagande de guerre a su profiter d'un climat polarisé et électrique pour répandre sa désinformation sur les réseaux et dans les médias, tandis que des journalistes étaient tués par dizaines en tentant de faire leur métier – sûrement la pire hécatombe dans les métiers de la presse de l'histoire des conflits. On fait le point avec Imen Habib, coordinatrice d'AMP à Paris.
Quelle est la situation des journalistes dans la bande de Gaza depuis le début des attaques israéliennes ?
« À l'heure actuelle [18/11/2023], selon le Comité pour la protection des journalistes1, près d'une cinquantaine de journalistes palestiniens ont été assassinés dans la bande de Gaza, victimes de bombardements massifs ou d'offensives terrestres, alors qu'ils étaient parfaitement identifiables.
Depuis longtemps Reporters sans frontières (RSF) dénonce le fait que les journalistes sont pris pour cible par l'armée israélienne, visés par des tirs de balles en caoutchouc, des tirs de gaz lacrymogènes ou par des agressions physiques, mais là RSF parle de frappes aériennes visant directement les journalistes2. Plus de 50 bâtiments abritant des rédactions à Gaza ont été également ciblés et bombardés, comme le bureau de l'AFP le 3 novembre dernier. Il y a une réelle volonté de la part des autorités israéliennes d'étouffer les médias. Sans parler des menaces de censure, de l'encadrement des journalistes par l'armée lors de “visites guidées” et du storytelling tout fait qu'ils servent aux médias.
Ces journalistes, comme le reste de la population à Gaza, sont abandonnés par la communauté internationale. Ils font face à de nombreuses difficultés, à la fois sécuritaires et matérielles (coupures d'internet, d'électricité, pénuries d'essence pour se déplacer, et maintenant manque de nourriture et d'eau). Des dizaines d'entre eux ont dû quitter précipitamment leurs maisons à cause des bombardements, voire évacuer leur région. L'ONU alerte maintenant depuis quelques jours sur les risques de famine. Il faut aussi prendre en compte les difficultés psychologiques lorsque ces journalistes sont amenés à informer sur la mort de membres de leur famille ou de leurs voisins, comme ce fut le cas pour le journaliste d'Al Jazeera Wael Al Dahdouh qui a appris en direct la mort de sa femme et de ses deux enfants, lors du bombardement de sa maison par l'armée. »
Comment cela se passe-t-il en Cisjordanie ?
« En Cisjordanie, les journalistes sont aussi pris pour cibles. Selon le Syndicat des journalistes palestiniens, Israël a arrêté 24 journalistes depuis le 7 octobre – portant le nombre de journalistes détenus à 39 – sans compter les insultes, les menaces ou les intimidations armées3. Mais ce n'est pas nouveau. On se souvient notamment de la journaliste américano-palestinienne Shirin Abu Akleh, assassinée en mai 2022, alors qu'elle couvrait une incursion militaire israélienne à Jénine. Comme souvent, Israël avait affirmé que c'était des tirs palestiniens qui étaient à l'origine de sa mort, mais plusieurs enquêtes indépendantes, dont celle du Washington Post, ont fini par conclure que c'était bien l'armée israélienne qui portait la responsabilité de sa mort. »
En temps de guerre, la désinformation est une arme parmi d'autres. Comment est-ce que vous luttez contre ?
« Effectivement, il y a une vraie guerre de propagande, qui est aussi alimentée par le fait qu'aucun journaliste international n'est autorisé par Israël à entrer dans la bande de Gaza. En réalité la presse mondiale utilise principalement les images et les commentaires de l'armée israélienne sur ses propres opérations. Nous essayons de lutter contre la désinformation en apportant des éléments factuels et sourcés, en croisant et recoupant les informations. Et ce, notamment grâce aux journalistes restés sur place, qui sont de véritables héros. Nous essayons à notre échelle de faire connaître ce qu'ils publient, en particulier sur les réseaux sociaux. Au niveau des sources, nous nous appuyons aussi sur les données de l'ONU, qu'il s'agisse de l'OCHA (Bureau de la coordination des affaires humanitaires) ou de l'UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), mais aussi celles des principales ONG locales de défense des droits humains comme Al-Haq, B'tselem, ou encore Addameer. »
Que pensez-vous du traitement médiatique des principaux médias TV français depuis le 7 octobre ?
« Il est problématique à plusieurs niveaux. La source principale d'information sur l'offensive militaire israélienne étant généralement l'armée israélienne, c'est de son point de vue qu'étaient analysés les événements et les causes. Il n'y a que très peu d'effort pour chercher à confronter les sources comme le font des télévisions étrangères, comme la BBC par exemple. Trente-six experts indépendants de l'ONU dans une déclaration commune appellent à empêcher “un génocide en devenir” mais ça n'est toujours pas un sujet pour la presse française4. Ces rédactions françaises qui invisibilisent la situation réelle sur place portent également une lourde part de responsabilité. »
Comment appréhendez-vous les semaines à venir ?
« Plus le temps passe, plus nous avons des difficultés à joindre les journalistes avec qui nous sommes en contact sur place. Nous allons continuer et leur parler, ne serait-ce que pour les soutenir, ils en ont besoin et la solidarité de leurs collègues français et européens ne se manifeste pas assez. Nous allons aussi développer nos contacts en Cisjordanie et à Jérusalem. Pour nous, l'urgence est de continuer d'informer le plus précisément possible sur ce qui est en cours à Gaza, de soutenir la solidarité avec la population palestinienne sous les bombes, et d'exiger un cessez-le-feu à Gaza. »
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Sami Abu Salem, 52 ans, journaliste palestinien vivant à Gaza et travaillant pour différents médias, dont l'Agence palestinienne de presse et d'informations (WAFA).
« En temps normal, j'habite dans le nord de Gaza. Au début des attaques israéliennes, je n'avais pas envie de partir, je ne voulais pas reproduire ce que ma famille a vécu en 1948 pendant la Nakba5 [catastrophe en arabe]. Ils ont quitté leur village à cause des bombardements et espéraient revenir après quelques semaines. C'était il y a 75 ans, et ils ne sont jamais revenus. Mais entre les bombardements massifs qui visent des habitations civiles et tuent des familles entières, le fait que j'ai une femme et des enfants et qu'on se soit retrouvés à court d'eau potable, on a finalement quitté notre maison et changé quatre fois d'endroits avant de nous retrouver dans le sud de la bande de Gaza. Là-bas, on a fait face aux mêmes bombardements, mais avec au moins un peu d'eau, d'électricité et de connexion internet – quoique de manière irrégulière et pour combien de temps ? Je ne suis même pas sûr que mes messages vocaux vous parviennent…
En tant que journaliste, on ne peut pas faire correctement notre métier, c'est trop dangereux. La nuit dernière, j'entendais les bombardements sans savoir où c'était, ce qu'ils visaient, ni combien de personnes étaient tuées. Se déplacer est très dangereux, et à cause des coupures d'électricité, la nuit c'est le noir total… Les communications ne fonctionnent pas toujours, et on a des fois plusieurs jours de black-out. Tout cela rend très compliquée la diffusion d'informations sur ce qu'il se passe, et surtout les témoignages de ce que les gens vivent ici – au lieu de faire du “breaking news”. Il y a 11 000 victimes, plus de 25 000 blessés, plus d'un million de personnes déplacées, chacune a sa propre histoire et nous raconte quelque chose de la Palestine. On ne sait pas ce qu'il va se passer, si l'on pourra retourner au nord, ou si ça ne sera plus possible. Ce qui est sûr, c'est qu'on a besoin d'eau et de nourriture, et qu'il faut surtout arrêter de bombarder les habitations… s'il vous plaît, il faut arrêter de tuer les familles. »
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« En tant que Palestinienne ayant la citoyenneté israélienne, je ne peux pas m'exprimer librement sans prendre de grands risques »
Rahaf Mansour, 19 ans, étudiante en architecture d'intérieur, a grandi et vit à Majd al-Kurum, un village arabo-musulman dans le nord de l'État d'Israël.
« Je suis étudiante à la Bir Zeit University, dans le centre de la Cisjordanie. Mon père a été emprisonné “par sécurité” pendant 24 ans dans les prisons israéliennes. En tant que Palestinienne arabo-musulmane ayant la citoyenneté israélienne [voir encadré], je ne peux pas m'exprimer librement sans prendre de grands risques. De manière générale, les Palestiniens qui étudient dans les universités israéliennes sont confrontés au racisme, à des violences, à des décisions arbitraires (suspensions ou expulsions), voire à des arrestations brutales et des interrogatoires. Des fois uniquement à cause de publications personnelles sur leurs propres réseaux sociaux en solidarité avec les Palestiniens à Gaza, ou parce qu'ils ont pris position contre les crimes de guerre israéliens, les massacres et le génocide en cours.6
Depuis les attaques du 7 octobre, la tension est vraiment montée et toutes les violences se sont aggravées dans les territoires occupés ainsi qu'en Cisjordanie. Il y a des campagnes – illégales – de dénonciation, de menace contre les Palestiniens d'Israël. Ce matin, quatre personnes de mon village ont été arrêtées à cause de tracts exigeant simplement un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. Des bombardements ont récemment eu lieu dans quelques zones de Cisjordanie7. Des dizaines de citoyens palestiniens ont été abattus par l'armée ou des colons lors d'affrontements et de raids contre des villages. En plus des arrestations, de l'oppression et des violences, nous souffrons du silence. Il faut que les organisations internationales et les États exigent un cessez-le-feu et réagissent, car nous ne pouvons pas prédire ce qu'Israël va faire de nous. »
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Akram Abu Mazer, 24 ans, diplômé en ingénierie civile, vit à Hébron, au sud de la Cisjordanie, lieu de tensions et de violences particulièrement aiguës.
« Avec plusieurs amis, on possède un hôtel à Hébron. Au début, l'objectif était financier, mais on s'est rapidement rendu compte que c'était aussi un moyen de rencontrer des étrangers et de leur parler de la réalité des Palestiniens. C'est devenu un outil de résistance politique. L'hôtel se trouve dans une zone palestinienne contrôlée par l'armée israélienne.8 Dans ma rue, il y a 20 ans, nous étions plus de 40 familles palestiniennes, et aujourd'hui nous ne sommes plus que trois. Presque tout est vide.
En Palestine, la solidarité est très présente, c'est quelque chose d'important, davantage encore dans les périodes difficiles. L'état d'esprit c'est toujours : “Je n'ai pas grand-chose, mais au moins je vais aider avec ce que j'ai”, et non pas “Comment je vais m'en sortir tout seul”. J'ai en tête des centaines d'exemples de ce genre de situation, tout comme j'ai en mémoire des centaines d'histoires de violences qui, elles, sont quotidiennes. Je ne me suis jamais réveillé le matin sans entendre aux infos qu'un Palestinien avait été arrêté, tué, ou sa maison démolie.
Hébron est une poudrière en temps normal9, mais depuis les attaques du 7 octobre, c'est pire. Même s'il y en a aussi eu dans d'autres villes de Cisjordanie, ici les raids militaires et les campagnes d'arrestations se sont multipliées. L'armée boucle aussi régulièrement certaines parties de la ville et instaure le couvre-feu quasi permanent, ce qui crée un climat de terreur, pèse sur la vie locale, l'école et les commerces et, tout simplement, a fait perdre leur emploi à plein de gens, dans la mesure où certaines entreprises n'ont plus de travail10. Sans parler des violences des colons armés qui profitent de l'occasion pour multiplier les humiliations, les agressions et nous pousser à partir. Combien faudra‑t‑il de morts palestiniens pour que l'Occident réagisse sérieusement en mettant en place des sanctions ? Sans pressions internationales, Israël ne va pas s'arrêter. »
1 « Journalist casualties in the Israel-Gaza war », site internet du CPJ (20/11/2023).
2 Voir notammentla vidéo enquête de RSF à propos de la mort du reporter de Reuters Issam Abdallah au Liban, sur le site internet (rsf.org, 29/10/2023), qui explique que « le véhicule des journalistes était bel et bien ciblé ».
3 « Comment Israël étouffe le journalisme à Gaza », site de Reporters sans frontières (20/10/2023).
4 « Gaza : des experts de l'ONU appellent la communauté internationale à empêcher un génocide contre le peuple palestinien », site de l'Agence media Palestine (17/11/2023).
5 En 1948, plus de 700 000 Palestiniens sont chassés de leurs terres par les forces israéliennes lors de la guerre entre Israël (fraîchement auto-déclaré État indépendant) et les pays arabes voisins.
6 Selon Maître Gilles Devers, avocat à l'initiative d'une plainte collective contre Israël pour crimes de guerre et génocide devant la Cour pénale internationale (CPI), les conditions du génocide sont réunies et correspondent à une des définitions de sa base légale : non pas celle de l'extermination, mais celle « d'une action déterminée pour détruire une société, un groupe social ». « La CPI peut-elle juger Israël ? Une armée d'avocats porte plainte pour “génocide” », Le Média (17/11/2023).
7 Courant octobre, l'armée israélienne a bombardé la mosquée al-Ansar à Jénine, faisant deux morts.
8 La ville d'Hébron, en Cisjordanie, est divisée en deux zones : la H1, sous contrôle palestinien, et la H2, sous contrôle de l'armée israélienne, où a été implantée une colonie de peuplement israélienne près du centre-ville.
9 Voir le documentaire Hébron, Palestine, la fabrique de l'occupation(2023).
10 « En Cisjordanie occupée, les forces israéliennes assiègent depuis plus d'un mois 750 familles d'Hébron », Middle East Eye (12/11/2023).
24.11.2023 à 12:40
Léna Rosada
Dans Le Pacte de la blanchité, paru chez Anacaona en octobre, la militante antiraciste Cida Bento livre une analyse des rouages des inégalités raciales au Brésil. « En deux mois, 137 jeunes hommes noirs sont morts aux mains de la police brésilienne, même avec un président de gauche ; les travailleuses les moins bien payées du pays sont des femmes noires ; pendant le Covid, les Noir·es des villes brésiliennes avaient 62 % de plus de chance d'en mourir », énumère Cida Bento devant une (...)
- CQFD n°224 (novembre 2023)