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29.09.2023 à 11:39

Réindustrialisation : tout miser sur les « industries du futur » est une erreur

William Bouchardon

La désindustrialisation de la France est désormais reconnue par la grande majorité de la classe politique comme un problème majeur pour notre économie, en raison de la perte d’emplois industriels, de notre déficit extérieur et des relations de dépendance dans lesquelles elle place notre pays vis-à-vis du reste du monde. Depuis la crise sanitaire, du […]
Texte intégral (2425 mots)

La désindustrialisation de la France est désormais reconnue par la grande majorité de la classe politique comme un problème majeur pour notre économie, en raison de la perte d’emplois industriels, de notre déficit extérieur et des relations de dépendance dans lesquelles elle place notre pays vis-à-vis du reste du monde. Depuis la crise sanitaire, du plan de relance au plan France 2030 en passant par les sommets « Choose France », Emmanuel Macron multiplie les annonces de nouveaux sites industriels. Si le déclin de l’industrie française semble enfin s’être arrêté, la spécialisation sur des industries de pointe néglige d’autres secteurs tout aussi stratégiques et empêche de reconstituer un tissu industriel global. Pour l’essayiste Benjamin Brice, auteur de L’impasse de la compétitivité (Les liens qui libèrent, 2023) cette focalisation sur les « industries du futur » est une erreur. Extrait.

Après des décennies de déclin, n’assiste-t-on pas enfin à la progressive réindustrialisation du pays ? Hélas, nous en sommes encore très loin. Certes, depuis le choc de la pandémie, nos dirigeants ont pris conscience de notre vulnérabilité. Emmanuel Macron affirmait en mars 2020 que « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie ». Mais où sont donc les mesures structurantes capables de nous sortir de l’ornière ?

Mis à part quelques projets de relocalisation, notamment pour le paracétamol, nos dirigeants restent en réalité prisonniers de leur logique de compétitivité. À leurs yeux, l’urgence serait d’exporter davantage, car rien ne servirait de se battre pour des industries où nous sommes concurrencés par des pays avec un faible coût de la main-d’œuvre. Quand Emmanuel Macron parle de réindustrialisation, il pense aux batteries, à l’hydrogène ou au « Plan Quantique », certainement pas à ce qu’il dénigrait comme des « secteurs en difficulté » (août 2020). Un conseiller de Bruno Le Maire exprimait franchement les choses en novembre 2021: « L’avenir industriel n’est pas dans le masque ou dans la fringue, mais dans la montée en gamme [1] . »

Tout le monde, ou presque, semble avoir enfin compris l’importance de l’industrie pour l’économie d’un pays; l’illusion d’une société sans usine s’est à peu près dissipée. Cependant, nos dirigeants ne sont pas du tout sortis de la logique d’intégration accrue de la France à la mondialisation, avec montée en gamme et spécialisation dans quelques domaines à forte valeur ajoutée (en particulier l’aéronautique et le luxe). C’est-à-dire la logique qui nous a fait abandonner naguère, sans trop de remords, le cœur même de notre appareil industriel… Avec pour résultat de nous avoir rendus aujourd’hui tellement dépendants des importations pour notre consommation intérieure.

L’investissement dans les domaines industriels de pointe est certainement nécessaire et l’exécutif a raison d’y consacrer moyens et énergie (à condition d’intégrer les contraintes géopolitiques et environnementales dans l’équation); toutefois, ce n’est pas cela qui permettra de compenser demain la hausse tendancielle de nos besoins extérieurs pour les industries de base. Ne nous le cachons pas, notre spécialisation est structurellement déficitaire. 

Quand on additionne le surplus dans l’aéronautique (+  23 milliards en 2022), dans les produits agricoles et les boissons (+  21 milliards), dans les parfums et cosmétiques (+ 15 milliards) et dans les produits pharmaceutiques (+ 3 milliards), cela permet à peine d’équilibrer le déficit pour l’automobile (-  20 milliards), pour les machines (-  11 milliards) et pour tous les matériaux : bois, plastique, caoutchouc et produits de la métallurgie (-  34 milliards). Rajoutons également le secteur du tourisme – qui se trouve dans les services – dont le solde positif fait contrepoids au solde négatif du secteur textile (- 11 milliards). Mais, après cela, il reste encore à régler le déficit pour les appareils numériques (- 22 milliards), pour les équipements électriques (-  11 milliards), pour les meubles (- 7 milliards), pour les fruits et les légumes (- 4 milliards), pour la viande et le poisson (- 7 milliards), pour les jouets et les articles de sport (- 4 milliards), et ainsi de suite. Tout cela sans même évoquer la facture énergétique, qui a été en moyenne de 50 milliards d’euros dans les années 2010 et a atteint 115 milliards d’euros en 2022 d’après les Douanes et la Banque de France !

Notre spécialisation dans quelques secteurs à très forte valeur ajoutée ne contrebalance pas du tout la perte de notre base manufacturière. Et notre déficit commercial structurel finit par nous rendre de plus en plus dépendants des financements étrangers. Certes, le débat médiatique est monopolisé par la question de l’endettement public. Mais le plus important, en termes de stabilité et de résilience, est notre endettement par rapport au reste du monde. En 20 ans seulement (2002-2022), la position extérieure nette de la France – soit la différence entre les actifs et les dettes des résidents français vis-à-vis de l’étranger – est passée de + 6 points de PIB à – 27 points selon Eurostat. Il y a là une vraie source de vulnérabilité.

Il est difficile de maintenir des industries de pointe performantes dans un territoire où l’on maîtrise de moins en moins la fabrication des pièces et des machines indispensables à leur fonctionnement.

Cette situation est d’autant plus dangereuse qu’elle s’entretient elle-même, puisque les différentes industries sont liées les unes aux autres. D’un côté, les pays disposant des industries de base cherchent peu à peu à remonter la chaîne de valeur (en amont et en aval). De l’autre, il est difficile de maintenir des industries de pointe performantes dans un territoire où l’on maîtrise de moins en moins la fabrication des pièces et des machines indispensables à leur fonctionnement. Ambitionner de produire de l’hydrogène vert est une chose, mais il faut aussi avoir la capacité de construire les équipements de production de ce vecteur énergétique, les infrastructures de transport qui vont avec et les camions qui utiliseront ce gaz pour rouler [2] . Il paraît difficile de prendre pied dans les technologies de pointe sans revitaliser en parallèle le tissu industriel français, avec son écosystème de PME.

Quant à la création d’emplois, la stratégie actuelle n’a pas encore produit de miracle. Voici les chiffres. Entre le 2e trimestre 2017 et le 4e trimestre 2022, la France a créé 90000 emplois salariés dans l’industrie, alors qu’elle en avait détruit plus de 500000 dans les dix années précédentes. Cela est évidemment un progrès dont il faut se réjouir. Cependant, cela n’empêche pas l’industrie de reculer encore dans l’emploi total (- 0,5 point au cours de la période), car l’industrie ne représente qu’une toute petite partie des créations d’emplois salariés. De plus, il faut noter que les emplois créés se concentrent dans l’industrie agroalimentaire et dans la gestion de l’eau et des déchets. Si l’on s’intéresse à l’industrie de fabrication – un secteur qui représente selon les douanes les trois quarts des échanges commerciaux de la France, y compris l’énergie –, la hausse n’est que de 15 000 postes, soit + 0,7 % en presque six années d’après l’INSEE.

En résumé, la France est sortie de la phase de désindustrialisation accélérée qu’elle a connue au cours des décennies précédentes, même s’il faut se montrer prudent, car il reste à mesurer l’impact sur la localisation des unités de production de la hausse du coût de l’énergie et des mesures protectionnistes américaines. Néanmoins, nous sommes très loin d’assister à une réindustrialisation du pays, comme l’indiquent assez clairement le léger recul de l’emploi industriel (en valeur relative) et la dégradation du solde manufacturier.

En concentrant toute l’attention sur les exportations – et plus précisément sur les exportations à forte valeur ajoutée –, les politiques de compétitivité nous enferment dans une impasse, car le véritable potentiel en termes d’emplois et de déficit commercial, mais aussi en termes de résilience et de diminution de notre empreinte écologique, se trouve du côté des importations. Ce dont la France aurait besoin pour se redresser, c’est de la relocalisation d’une partie de la consommation des ménages, des administrations publiques et des entreprises.

Beaucoup d’économistes, inquiets face à la remise en cause du libre-échange, insistent sur les bénéfices matériels de notre insertion dans le marché mondial: « La mondialisation permet d’accroître le pouvoir d’achat des consommateurs en faisant baisser les prix et en accroissant la qualité des produits. » [3] Voilà une réalité qu’il ne faut certainement pas négliger : une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre volume de consommation matérielle et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas. Toutefois, il est d’autres réalités dont on doit également tenir compte si l’on entend juger les choses de manière raisonnable.

Une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre volume de consommation matérielle et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas.

D’abord, notre abondance matérielle se paie au prix fort. Notre économie devient de plus en plus dépendante du reste du monde, pour l’importation de biens et pour le financement du déficit qui en découle. En parallèle, cette abondance s’accorde assez mal avec nos objectifs écologiques et ne nous prépare pas du tout à un monde dans lequel un certain nombre de ressources vont probablement devenir plus rares et plus chères. 

Ensuite, en dépit de notre abondance matérielle, le pouvoir d’achat est devenu la préoccupation numéro un de la population française, surtout dans les classes populaires. C’est peut-être le signe qu’il y a un vice quelque part! À force de tout miser sur les prix bas, les importations ont remplacé la production locale, ce qui détruit des emplois dans les territoires, augmente les besoins de transferts et joue à la baisse sur les salaires. Le consommateur y a gagné en volume de consommation, c’est indéniable, mais le travailleur est soumis à une très forte pression, au nom de la compétitivité, le locataire des métropoles a du mal à se loger et le contribuable voit son imposition non progressive s’alourdir. Au bout d’un certain temps, même le consommateur ne s’y retrouve plus, car l’écart entre ce que la société le pousse à acquérir – notamment via la publicité – et ce qui lui reste à la fin du mois devient énorme et alimente l’insatisfaction. En abandonnant la définition de nos besoins de consommation au marché mondial, on crée finalement un engrenage de surconsommation qui nous endette vis-à-vis du reste du monde tout en multipliant les frustrations.

Notes :

[1] Poursuit-on la chimère d’une restauration de l’industrie d’antan ou prépare-t-on la transition vers l’industrie du futur ? Elie Cohen, Souveraineté industrielle, vers un nouveau modèle productif ?, Odile Jacob, 2022.

[2] Anaïs Voy-Gillis dans le podcast Sismique, «Industrie: le déclin français, et après?» (2e partie), 28/02/2023.

[3] Xavier Jaravel et Isabelle Méjean, « Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ? », Note du Conseil d’analyse économique, no 64, avril 2021, p. 11.

L’impasse de la compétitivité, Benjamin Brice, Les Liens qui libèrent, 2023.

27.09.2023 à 17:10

Loi de programmation des finances publiques : la servitude volontaire de Macron devant Bruxelles

Contributions externes

Pour toucher 18 milliards de fonds européens, le gouvernement français a promis à Bruxelles une loi de programmation des finances publiques prévoyant une nouvelle cure d’austérité. Pour faire adopter cette trajectoire budgétaire malgré un premier rejet par l’Assemblée nationale l’an dernier, Bruno Le Maire utilise l’arme du chantage pour forcer la main des parlementaires. Une […]
Texte intégral (1229 mots)

Pour toucher 18 milliards de fonds européens, le gouvernement français a promis à Bruxelles une loi de programmation des finances publiques prévoyant une nouvelle cure d’austérité. Pour faire adopter cette trajectoire budgétaire malgré un premier rejet par l’Assemblée nationale l’an dernier, Bruno Le Maire utilise l’arme du chantage pour forcer la main des parlementaires. Une méthode qui semble fonctionner sur les députés LR et RN, mais que dénoncent plusieurs élus socialistes, dont Valérie Rabault et Philippe Brun, dans cette tribune.

En matière de finances publiques, on se fait tôt ou tard rattraper par ses mensonges ou par ses incohérences, tout simplement parce que même en les tordant, les chiffres finissent toujours par traduire une réalité qui ne peut être dissimulée à l’infini. C’est l’expérience amère que vient de vivre le ministre de l’Economie et des finances, Bruno Le Maire. 

Voici ce dont il s’agit. Lorsque l’Union européenne a déployé des crédits pour « la reprise et la résilience », elle a conditionné leur versement à la réalisation d’avancées, en matière de réforme et d’investissement. La grande nouveauté est que plutôt que d’imposer les mêmes critères à tous les pays, chaque Etat était libre de proposer les siens à la Commission européenne. Par exemple, l’Allemagne s’est engagée à lancer des projets liés à l’hydrogène en investissant 1,5 milliards d’euros ; l’Espagne un plan ambitieux de 1,6 milliards pour favoriser l’attractivité et l’accessibilité du réseau ferroviaire public à courte distance ; l’Italie des investissements importants visant à réduire les inégalités et les vulnérabilités sociales dans le sud du pays.

La réduction envisagée du déficit public – de 0,5 % du PIB chaque année, afin de revenir sous les fameux 3 % en 2027 – est d’un niveau inatteignable sans endommager sérieusement notre économie.

De son côté, le gouvernement français, sans jamais en référer de quelque manière que ce soit au Parlement, pourtant seul habilité à voter la loi – sans juger utile non plus de l’en informer – a négocié en catimini avec Bruxelles que l’un des critères pour le versement des crédits soit l’adoption et l’entrée en vigueur d’une loi de programmation pour les finances publiques. Sans doute imaginait-il que ce serait une simple formalité. Grossière erreur : en septembre 2022, l’Assemblée nationale a rejeté ce texte par 349 voix contre 243. La droite a ensuite totalement réécrit le texte au Sénat en surenchérissant dans l’austérité, notamment en y inscrivant la suppression de 120.000 postes de fonctionnaires.

En soi, une loi de programmation des finances publiques est un outil intéressant qui répond à deux objectifs : définir une trajectoire budgétaire crédible et dire comment on y arrive. Mais dans la copie du gouvernement, aucun de ces deux objectifs n’est traité sérieusement : la réduction envisagée du déficit public – de 0,5 % du PIB chaque année, afin de revenir sous les fameux 3 % en 2027 – est d’un niveau inatteignable sans endommager sérieusement notre économie.

Surtout, dans le passé, on observe que réduire le déficit public de plus de 0,5 point de PIB par an, ne s’est fait « sans casse » que lorsque la croissance économique était supérieure à 2 % par an. Or, le gouvernement veut appliquer une baisse de 0,5 point durant quatre ans, et même de 0,7 point de PIB entre 2024 et 2025, alors même que les prévisions de croissance économique ne dépassent pas les 1,5 % par an et alors même qu’une telle marche n’a jamais été franchie dans un passé récent. Dès lors, il y a deux options : soit le gouvernement ment à Bruxelles et au peuple français, soit il va casser notre économie.

Quant au second objectif qui vise à définir les moyens de sa trajectoire budgétaire, le gouvernement ne dit rien. Le Haut Conseil aux finances publiques le relève également, estimant dans son avis que « le respect de la trajectoire suppose enfin la réalisation d’un montant important d’économies toujours peu documentées à ce jour ». Etant donné la situation sociale extrêmement tendue que vit notre pays, on comprend que le gouvernement ait peur de trop s’avancer sur les dépenses qu’il compte sacrifier ou les recettes fiscales qu’il entend augmenter.

Le Ministre de l’Economie et des finances soumet le Parlement à un chantage.

Plutôt qu’ouvrir une vraie concertation au Parlement, que nous demandons depuis avril 2020 avec une conférence de financement, le Ministre de l’Economie et des finances soumet le Parlement à un chantage, et indique vouloir « être clair avec la représentation nationale : sans LPFP (loi de programmation des finances publiques), il n’y aura pas de décaissement des aides européennes ». Ou encore « nous devrons faire la croix sur 18 milliards d’euros d’aides qui sont nécessaires pour nos finances publiques ». 

Manifestement, la méthode fonctionne mieux qu’un vrai débat puisque le Rassemblement national et les Républicains, qui lors du premier examen de la loi de programmation des finances publiques à l’automne 2022, avaient voté contre, ont préféré se ranger et ne pas faire de vague. Ce sont sans doute les mêmes qui iront expliquer dans quelques mois à leurs électeurs que Bruxelles leur impose des règles dont ils ne veulent pas. 

Le Rassemblement national et les Républicains, qui avaient voté contre ce texte à l’automne 2022, ont préféré se ranger et ne pas faire de vague. Ce sont sans doute les mêmes qui iront expliquer dans quelques mois à leurs électeurs que Bruxelles leur impose des règles dont ils ne veulent pas. 

Pour notre part, nous préférons la clarté démocratique, la seule qui respecte le peuple, en assumant nos positions : Bruxelles n’a rien imposé du tout à la France ; soumettre le décaissement des règles au vote d’une loi de programmation des finances publiques découle du seul engagement du gouvernement qui désormais ne sait plus comment faire auprès de Bruxelles vu que le Parlement lui a refusé le vote de ladite loi de programmation. Privé de majorité, le gouvernement a fini par dégainer aujourd’hui l’article 49.3.

Pour nous, la priorité est d’éviter d’abîmer notre économie, pas de sauver la face du gouvernement français qui s’est pris tout seul les pieds dans le tapis auprès de nos partenaires européens et qui voudrait en faire porter la responsabilité aux parlementaires français en les culpabilisant. 

Nous voterons contre la loi de programmation des finances publiques, et sommes prêts à rencontrer tous nos partenaires à Bruxelles pour aborder les conditions du décaissement des aides européennes. 

Signataires : Valérie Rabault, Philippe Brun, Christian Baptiste, Mickaël Bouloux et Christine Pirès-Beaune

26.09.2023 à 15:49

Pour être réélu, il faudrait déjà que Biden ait un programme

Branko Marcetic

Joe Biden, qui entame sa campagne de réélection, est confronté à des chiffres historiquement bas dans les sondages. La bonne nouvelle, c’est qu’il peut compter sur un programme tout trouvé, à savoir le défunt projet de loi « Build Back Better » (Reconstruire en mieux). La mauvaise nouvelle ? Il faudra le forcer à faire campagne sur la […]
Texte intégral (2724 mots)

Joe Biden, qui entame sa campagne de réélection, est confronté à des chiffres historiquement bas dans les sondages. La bonne nouvelle, c’est qu’il peut compter sur un programme tout trouvé, à savoir le défunt projet de loi « Build Back Better » (Reconstruire en mieux). La mauvaise nouvelle ? Il faudra le forcer à faire campagne sur la base de ce programme, qu’il a vraisemblablement abandonné. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Joe Biden et les Démocrates sont candidats à leur réélection l’année prochaine, dans le cadre d’une campagne qui, selon le président américain, déterminera l’avenir de la démocratie américaine. Alors, que proposent-ils ? Pour le moment, visiblement pas grand chose.

Dans son spot publicitaire de lancement de campagne, le président s’est engagé à « finir le travail » sans expliquer en quoi consistait ce travail ni ce qu’il comptait faire pour le terminer. Se fondant sur des entretiens avec ses conseillers, l’Associated Press, l’équivalent américain de l’Agence France Presse, a rapporté en avril que le message de Biden 2024 « ne se distinguera guère » de sa rhétorique des six mois précédents, et qu’il « mettra en avant les réalisations de ses deux premières années, établira un contraste marqué avec les politiques publiques proposées par les Républicaines qu’il juge extrêmes, et balaiera les inquiétudes liées à son âge ». Nous en avons eu un avant-goût lors de son discours de juin à Chicago, où Biden a pointé du doigt les indicateurs macroéconomiques positifs pour démontrer que les « Bidenomics » (c’est-à-dire la gestion de l’économie selon Biden, ndlr) fonctionnent, mis en avant les lois qu’il avait déjà signées, se targuant de son soutien aux syndicats et reprochant aux Républicains de vouloir revenir à la théorie du ruissellement, qui est un échec.

Le problème, c’est que les Américains ne sont pas très enthousiasmés par la présidence de Biden, ni par son bilan économique. La cote de popularité du président est au plus bas depuis plus d’un an. Même les électeurs démocrates ne veulent pas qu’il se représente et confient aux sondeurs qu’ils ne sont pas convaincus par sa gestion de l’économie, en particulier les plus jeunes, les moins riches, les Afro-américains et les Latinos. Quant au bilan sur lequel Biden entend s’appuyer pour être réélu, un sondage récent a révélé que seuls 40 % des électeurs inscrits pensent réellement qu’il a un tel bilan, soit onze points de moins que pour Donald Trump, son adversaire probable.

Malheureusement, comme cela a été souligné à maintes reprises, la « macroéconomie forte » que Biden et ses partisans ne cessent de mettre en avant – faible taux de chômage, fortes augmentations de salaires au bas de l’échelle et ralentissement du taux d’inflation – masque la souffrance et la précarité bien réelles dans lesquelles les travailleurs continuent de vivre. Ils sont confrontés à de plus en plus d’expulsions de leurs logements, à un système de santé dysfonctionnel et meurtrier et à des prix exorbitants pour toute une série de dépenses essentielles allant du logement à la garde d’enfants, en passant par les médicaments sur ordonnance et les produits alimentaires.

Tout cela est d’autant plus grave qu’une grande partie du bilan de Biden consiste en des reculs historiques de l’État-providence, puisqu’il a présidé à la disparition progressive des protections économiques particulièrement généreuses pour des standards américains mises en place pendant la pandémie. Plus de cinq millions de personnes ont été exclues du programme Medicaid et les expulsions ont atteint un niveau plus élevé qu’avant la pandémie. La fin du mois de septembre sera également marquée par la fin du financement des services de garde d’enfants, qui devrait entraîner des pertes d’emplois et peser sur d’innombrables familles, et la reprise du remboursement des prêts étudiants qui coûtera aux millions d’Américains concernés des centaines de dollars chaque mois.

Certes, Biden n’a pas tort de dire que ses « Bidenomics » constituent une rupture importante par rapport à des décennies de pensée conventionnelle sur le rôle que devrait jouer le gouvernement américain dans l’économie du pays. Mais le recours à des incitations fiscales et à des investissements publics pour stimuler le secteur privé n’est pas digne du New Deal 2.0 et est bien éloigné de l’ambitieux programme sur lequel il s’est présenté et qu’il a, au moins dans un premier temps, tenté de mettre en œuvre. Même ses soutiens admettent qu’il faudra un certain temps avant que les avantages économiques de ce programme ne se fassent sentir dans les portefeuilles des citoyens.

En d’autres termes, le président et son parti n’ont pas fait assez pour soulager les difficultés économiques des Américains, et ce qu’ils ont réussi à faire n’a pas encore l’impact qu’ils espéraient. Pour un parti qui tente de se faire réélire l’année prochaine, c’est un problème, d’autant plus que le taux de participation des principaux groupes d’électeurs démocrates semble faible, une situation qui avait déjà condamné le parti en 2016. Que vous pensiez que le message de campagne de Biden soit mauvais, bon ou entre les deux, cela n’a pas vraiment d’importance ; il ne fonctionne manifestement pas.

Heureusement pour eux, il existe une méthode qui a fait ses preuves et sur laquelle d’innombrables politiciens performants se sont appuyés pour remporter des élections et enthousiasmer leur base politique. En fait, c’est la même méthode que Biden a utilisée en 2020 pour obtenir un taux de participation record depuis un siècle, y compris parmi les groupes avec lesquels il est actuellement en difficulté : se présenter avec un programme ambitieux qui promet d’améliorer la vie des gens.

Il y a d’autres bonnes nouvelles pour le président : Biden et son équipe n’ont même pas besoin de consacrer du temps, de l’argent ou de l’énergie à l’élaboration d’un nouveau programme. Ils disposent d’un ensemble de promesses toutes prêtes sous la forme du défunt projet de loi Build Back Better (BBB), autrefois pièce maîtresse de la présidence de Biden. Cette loi promettait tout, de la gratuité des universités de proximité à un salaire minimum de 15 dollars par heure, en passant par l’accès universel aux crèches et l’abaissement de l’âge d’éligibilité à l’assurance-maladie. Autre bonne nouvelle : ce projet de loi et ses différents éléments ont été extrêmement populaires, toutes tendances confondues, jusqu’au bout, même lorsque l’inflation a fait la une des journaux et que la cote de popularité de Biden a commencé à s’effondrer.

Biden pourrait même aller plus loin et promettre de relancer certains des programmes de protection mis en place durant la pandémie et qui ont expiré sous son mandat, comme l’extension de la couverture Medicaid et la distribution de chèques alimentaires ou la suspension des remboursements de prêts étudiants.

Cette démarche s’inscrirait parfaitement dans le cadre de la requête , certes vague, déjà formulée par Biden aux électeurs pour qu’ils le laissent « finir le travail » et pourrait servir de cri de ralliement à son parti lors des scrutins à venir : Vous vous souvenez de ce programme de type « New Deal », qui n’arrive qu’une fois dans une génération, pour lequel vous m’avez élu et que les Républicains ont fait capoter ? Si vous votez à nouveau pour moi et que vous me donnez une majorité au Congrès, je le réaliserai au cours de mon second mandat.

Sauf que Biden ne semble pas intéressé par cette approche. Dans son discours de Chicago, le président a consacré l’essentiel de son intervention à parler de sa politique sur l’offre – à travers un soutien massif aux entreprises américaines – qui n’enthousiasme pas les électeurs. En matière sociale, il s’est contenté d’une vague promesse de relancer les mesures populaires du BBB en une seule phrase : « Je reste déterminé à continuer à me battre pour une éducation préscolaire universelle et des universités de proximité gratuites ».

Cela n’a rien de surprenant. Depuis toujours, Biden est un démocrate très conservateur. Les quelques politiques progressistes qu’il a promulguées lui ont été imposées par la pression de la gauche du parti. Aussi absurde que cela puisse paraître, il devra à nouveau être forcé à embrasser son propre programme présidentiel pour espérer sa réélection.

Les médias ont un rôle à jouer à cet égard. Les commentateurs de gauche ont des sueurs froides en voyant les chiffres alarmants de Biden dans les sondages, déclarant qu’il s’agit d’un grand mystère, et accusant même le petit Green Party (le parti vert américain a un programme plus à gauche que les Démocrates, mais pèse très peu, ndlr) d’être responsable d’une défaite imminente. Plutôt que de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les électeurs ne comprennent et ne reconnaissent pas assez cet illustre Président, ils feraient un bien meilleur usage de leur temps et de leur énergie en encourageant le Président à être réellement à la hauteur et en l’incitant à relancer l’ambitieux programme qui était en principe la raison pour laquelle ils l’avaient apprécié au départ.

Au lieu de cela, en seulement deux ans, les médias progressistes ont apparemment oublié son existence. Pour ne citer qu’un exemple, Dan Pfeiffer, de Pod Save America, a qualifié le BBB, qui n’a jamais été adopté, de « performance législative historique » potentielle dont il n’a jamais assez souligné « l’impact et l’importance » et qui pourrait être « notre meilleure, et peut-être dernière, chance » de lutter contre le changement climatique. Mais face aux difficultés de Biden dans les sondages aujourd’hui, la seule suggestion de Pfeiffer est de « communiquer aux jeunes électeurs les exploits de Biden » – même si le projet de loi sur le climat que Biden a fini par signer n’était que l’ombre du projet de loi original, déjà très insuffisant.

S’il l’on estime que le sort de la démocratie américaine est en jeu l’année prochaine, pousser Biden à sortir le grand jeu devrait être une évidence. En l’état actuel des choses, Biden et les Démocrates se lancent dans ce qu’ils prétendent être l’élection la plus importante de notre vie tout en supposant que faire campagne sur un programme est inutile et que le rejet de l’opposition incarnée par Trump suffira. Ce pari peut fonctionner, mais il est tout de même très hasardeux.

25.09.2023 à 17:04

Finance reine et argent sale : La City de Londres, aux origines d’un pouvoir exorbitant

Frédéric Lemaire

La City est à la fois un quartier d’affaires, une entité administrative à part et une instance de représentation des intérêts de la finance britannique. Selon l’ancienne et éphémère Première ministre Liz Truss, elle est un « joyau de la Couronne ». Mais elle pourrait tout autant s’avérer être une malédiction pour l’économie britannique. Reportage au cœur […]
Texte intégral (8398 mots)

La City est à la fois un quartier d’affaires, une entité administrative à part et une instance de représentation des intérêts de la finance britannique. Selon l’ancienne et éphémère Première ministre Liz Truss, elle est un « joyau de la Couronne ». Mais elle pourrait tout autant s’avérer être une malédiction pour l’économie britannique. Reportage au cœur du centre d’affaires londonien.

Des employés grisonnants d’une compagnie d’assurance britannique se lançant, tels des pirates, sur les hautes mers de la finance internationale : ainsi débutait Le Sens de la vie, film des Monty Pythons sorti sur les écrans en 1983. L’immeuble néo-baroque de la compagnie, transformé en navire, jetait l’ancre depuis la City de Londres et partait à l’abordage des gratte-ciels new-yorkais. Une allégorie burlesque de l’époque où la vénérable finance britannique se retrouvait plongée dans le grand bain de la mondialisation financière.

Quarante ans plus tard, c’est un tout autre paysage qui se présente au regard des promeneurs dans les rues du cœur historique de Londres. Les bâtiments victoriens ont fait la place à un faisceau de gratte-ciels modernes, dont les formes ont inspiré aux habitants des surnoms facétieux – le « Cornichon », le « Scalpel » ou encore la « Râpe-à-fromage ». Depuis la Tamise, la ligne d’horizon de la City évoque désormais celle des plus grands quartiers d’affaires internationaux. Et pour cause : la densité de banques et d’institutions financières au mètre carré y atteint des records.

Les chiffres donnent le tournis : avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour. Près de la moitié des opérations mondiales de change (43%) ont lieu à Londres, où il s’échange deux fois plus de dollars… que sur les marchés de change américains1. Le tout sur d’une superficie d’un mile au carré – d’où le surnom de Square Mile attribué à la City – à laquelle il convient d’ajouter l’enclave plus récente de Canary Wharf, qui borde la Tamise plus à l’Est. Chaque jour de la semaine, une foule cosmopolite en costume et tailleur remplit dans les rues, les bureaux et les pubs des quartiers d’affaires londoniens. Près de 420 000 personnes y travaillent dans le secteur des services financiers. Une population supérieure à celle de villes comme Bordeaux ou Montpellier.

Avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour.

Malgré ses allures modernes de quartier d’affaires international de premier plan, la City est également le centre historique de Londres. L’assemblage entre buildings modernes et édifices multiséculaires y surprend. Au croisement de Leadenhall Street et de Saint Mary Axe s’élancent cinq tours gigantesques dont le Lloyd’s building, à l’architecture industrielle évoquant le centre Pompidou2, et le futuriste Gherkin – le fameux « Cornichon ». Et puis, au milieu de ce décor gigantesque, une petite église du XVIe siècle semble s’être égarée. Plus loin, à une centaine de mètres à peine, l’ancien marché victorien de Leadenhall daté du XIVe siècle – l’un des plus vieux de Londres – accueille désormais restaurants et pubs qui égayent les afterwork des travailleurs de la finance. Il jouxte les travaux du prochain gratte-ciel, 40 000 m² de bureaux à la clé, dont l’achèvement est prévu en 2024.

Ce mélange étonnant n’a rien d’une simple curiosité. Il est une clé de compréhension du pouvoir économique, politique et symbolique concentré au fil des siècles dans le périmètre de Square Mile. La City a plusieurs visages : elle est à la fois un quartier d’affaires accueillant les banques du monde entier, et l’ancien cœur historique de l’Empire britannique. Infrastructure essentielle de la finance mondiale, elle abrite également des institutions d’origine moyenâgeuse dont l’influence s’étend bien au-delà du Royaume-Uni. De quoi La City est-elle donc le nom ? Pour le comprendre, un premier détour par l’histoire semble inévitable.

L’âge d’or de la finance londonienne

Aujourd’hui encore, les traces de l’époque où la City émergeait déjà comme un des moteurs du capitalisme mondial sont encore présentes dans le quartier d’affaires. Notre premier rendez-vous nous mène dans le quartier de Cornhill où, perdu dans un dédale d’allées médiévales, se tient un pub plébiscité par la faune locale. Il occupe la place de ce qui fut au XVIIe siècle la Jamaica Coffee House, un café dont le nom évoquait une des premières colonies britanniques des Caraïbes. « Il n’y avait alors qu’un simple étal où l’on servait le café » explique Nick Dearden, directeur de l’organisation Global Justice Now, qui accepté de nous servir de guide. « Puis les coffee houses sont devenus des lieux spécialisés pour discuter des affaires, en particulier des allées et venues des navires marchands ».

Le développement de la finance londonienne avait alors partie liée avec celui du commerce colonial. Au XVIIe siècle, le financement des expéditions vers les Indes orientales ou des Amériques était une activité aussi risquée que lucrative. Les investisseurs avaient la possibilité de ne prendre qu’une simple participation à ces expéditions. « Si le navire revenait, le profit était partagé. Et bien sûr dans le cas contraire, la mise était perdue » explique Dearden. Les biens produits dans les plantations esclavagistes, comme le tabac, le café ou l’indigo, étaient prisés en Europe. Mais c’est tout particulièrement le sucre, considéré comme un véritable « or blanc », qui a alimenté par son succès la machinerie financière coloniale. À Londres, sucre et café étaient consommés dans des établissements comme le Jamaica Coffee House, à l’endroit même où se discutaient les prochaines affaires. Le commerce d’esclaves était également une activité lucrative, sur laquelle la Compagnie royale d’Afrique, basée à La City, a longtemps régné en maître.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs. Plus tard, d’autres négoces prendront le relais, comme celui de l’opium. L’accumulation de capital dans le centre de Londres est allée de pair avec le développement d’une diversité de services financiers et juridiques, comme le courtage d’actions. Les entreprises coloniales – comme la puissante Compagnie britannique des Indes orientales, la Compagnie des mers du sud ou encore la Compagnie royale d’Afrique – émettaient des participations sous forme papier. Souscrire ou acheter les actions de ces entreprises était d’autant plus lucratif qu’elles bénéficiaient, par l’intermédiaire d’une charte royale, de monopoles d’exploitation sur des marchés ou zones géographiques. Et de la protection de la flotte royale britannique, la Royal Navy. Investisseurs et courtiers avaient l’habitude de se retrouver dans les coffee houses, qui étaient « autant de petites places boursières », explique Dearden.

Une autre activité financière va se développer dans le sillage du commerce colonial : celle des assurances. Un autre café londonien, situé à Tower Street, servait alors servait de lieu de rencontre pour les marchands, capitaines et propriétaires de navires. Ces derniers pouvaient souscrire des contrats pour se couvrir contre d’éventuelles pertes auprès d’un club d’investisseurs connu sous le nom de Lloyd’s market, du nom du tenancier de l’établissement, Edward Lloyd. Par la qualité de ses informations et services, Lloyd’s market a rapidement gagné de la notoriété au point de devenir une référence en termes d’assurance maritime. Au XVIIIe siècle, Lloyd’s était déjà l’assureur de prédilection des marchands européens, y compris espagnols et français. Aujourd’hui, il s’agit de la plus grande bourse aux assurances du monde, et un des plus grands acteurs mondiaux du secteur de l’assurance. Son siège se situe dans la tour de Lloyd’s qui s’élance depuis Leadenhall Street, à l’endroit même où se situait la East India House, le quartier-général de la Compagnie orientale des Indes britanniques, et non loin de l’emplacement de la Africa House, le siège de la Compagnie Royale d’Afrique. « Cela montre l’interconnexion entre le développement de l’Empire britannique et celui de la City comme puissance financière naissante » résume Dearden.

Le « second Empire britannique » et le rôle de la Banque d’Angleterre

Notre second rendez-vous nous mène non loin de Leadenhall Street, devant le siège de la Banque d’Angleterre (la « Vieille Dame ») dont le colossal bâtiment a été achevé en 1833. Nous évoquons avec Nicholas Shaxson et John Christensen, respectivement journaliste et économiste spécialistes de la finance britannique, une autre période cruciale dans l’évolution de La City : les décennies qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les nuages s’accumulaient alors au-dessus de la place financière londonienne. Les contrôles des capitaux et des changes mis en place par les accords de Bretton Woods remettaient en cause l’essence même de la finance britannique. « Avant leur mise en place à partir de 1946, les financiers de La City étaient en mesure d’opérer dans le monde entier », explique Christensen. « Les accords de Bretton Woods ont sévèrement restreint les mouvements d’argent à l’échelle internationale ».

La décolonisation, imposée au Royaume-Uni à partir de 1947, constituait une seconde menace existentielle. « La City était le cœur financier de l’Empire britannique » explique Shaxson. « Elle a commencé à perdre son rang avec le déclin de l’Empire ». La crise du Canal de Suez, en 1956, marque la perte d’influence du Royaume-Uni sur la scène mondiale. Le retrait des troupes d’Égypte va aller de pair avec d’importantes sorties de capitaux et une spéculation fragilisant la clé de voûte de l’influence britannique : la livre sterling. Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont dès lors développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux. Un réseau offshore qui a posé les bases du système financier moderne3.

Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux.

La première opportunité va prendre la forme d’un vide réglementaire laissé – à dessein ? – par la Banque d’Angleterre. Celle qui se nommait Banque de la City de Londres, nationalisée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était censée remplir le rôle d’autorité de supervision bancaire. Mais à ses yeux, les activités des banques pour le compte de clients non-résidents et en devise étrangère ne relevaient pas de sa juridiction : ces opérations se déroulaient simplement… « ailleurs ». La porte était ouverte pour que les transactions réalisées en dollars par les banques de La City échappent à toute supervision ou contrôle. C’est ainsi que fut créé le marché des Eurodollars de Londres : un marché où s’échangent et se prêtent des dollars offshore – hors du contrôle des autorités étatsuniennes et affranchi de tout contrôle de capitaux. Autrement dit, un marché de devises complètement dérégulé, qui a attiré à partir des années 1960 des détenteurs de dollars et des banques du monde entier – y compris américaines. Il offrait à ces dernières la perspective de profits élevés et la possibilité d’échapper aux régulateurs nationaux, d’accéder à de nouveaux clients et de nouveaux emprunteurs à l’échelle internationale.

L’afflux d’Eurodollars à Londres va aller de pair avec la création, par les institutions de La City, de filiales dans plusieurs juridictions britanniques d’outremer comme les îles Caïmans, les Bermudes ou encore les îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey. « Ces institutions vont y créer de toute pièce des centres financiers offshore proposant une garantie solide de secret financier » explique Shaxson. L’objectif ? Attirer ainsi dans ces anciennes marges de l’Empire britannique les capitaux de « non-résidents » en quête de discrétion : pétrodollars du Moyen-Orient ou d’URSS, pactole des cartels de la drogue, revenus de tous types de trafics, évasion fiscale… Ces capitaux offshore n’étaient pas seulement soustraits au contrôle des Etats : ils pouvaient être recyclés – ou blanchis – sans difficulté par les institutions de la City via le marché des Eurodevises.

La connexion entre le centre financier de Londres et une myriade de juridictions d’Outre-mer – désignés plus tard comme paradis fiscaux – va constituer le socle de l’expansion exponentielle de la finance offshore. Ce « second Empire financier », selon le terme de Nicholas Shaxson, n’aurait pas pu voir le jour sans le soutien tacite de la Banque d’Angleterre. Avec ses allures de forteresse impénétrable, située au centre géographique de Square Mile, elle semble aujourd’hui encore veiller sur le quartier d’affaires. « La banque d’Angleterre est demeurée loyale envers les institutions de la City » note Christensen, « son personnel est d’ailleurs souvent issu de ces mêmes banques ». La « Vieille Dame » n’a pas seulement rendu possible la création du marché des Eurodollars, elle a accompagné le développement de la finance offshore, considéré avec bienveillance. Dans un rapport confidentiel daté de 1969, la Banque affirmait n’avoir « pas d’objection » à l’accumulation des capitaux offshore – tant que les paradis fiscaux n’étaient pas employés à des fins de fuite de capitaux britanniques.

Dans la concurrence avec New York, la complaisance de la Banque d’Angleterre – et des autorités britanniques – à l’égard des activités financières les plus suspectes a été un des atouts de la place de Londres. « Au Royaume-Uni, aucun banquier ne va en prison, les banquiers sont une espèce protégée », explique Shaxson. « Cela fait partie intégrante du modèle de business offshore : vous transférez vos capitaux chez nous et nous vous laisserons libres d’agir comme bon vous semble, sans risque de poursuites ». A cela s’ajoute la tradition réglementaire britannique laissant une place importante à l’informel et aux réseaux de sociabilité. Dans les années 1970, en guise de supervision, les banquiers étaient de temps en temps invités à la Banque d’Angleterre pour prendre le thé et expliquer leurs activités, comme le rapporte l’historien David Kynaston4.

À partir des années 1980, cette tradition de « réglementation légère » va prendre la forme d’un élan de dérégulation du secteur financier, sous l’égide de Margaret Thatcher. C’est le « Big bang » de 1986, qui va faciliter davantage l’installation de banques étrangères et supprimer les obstacles réglementaires au développement exponentiel du marché des services financiers. Le succès de la place financière de Londres ne s’est pas démenti depuis : le Royaume-Uni est désormais le premier exportateur mondial de services financiers, avec plus de 60 milliards de livres de surplus5.

La Corporation : une « vénérable institution »

Cet essor, ou plutôt ce renouveau de La City comme place financière mondiale n’aurait pas été possible sans de solides relais au sein de l’élite politique et administrative du Royaume-Uni. Depuis des siècles, la finance britannique est organisée pour défendre ses intérêts au plan national et international. Une institution incarne tout particulièrement l’influence et le prestige dont les financiers de Square Mile sont les dépositaires : la Corporation de la City de Londres (City of London Corporation). C’est à son siège que nous mène notre prochain rendez-vous.

À quelques rues seulement de la Banque d’Angleterre se tient le Guildhall, sorte d’hôtel de ville de La City, qui expose fièrement sa façade néo-gothique. De l’édifice original remontant au XVe siècle, seules quelques salles demeurent, dont le cérémonial Great Hall où l’on peut entrevoir, nichée dans une alcôve, la statue de Winston Churchill. Le reste du bâtiment a été plusieurs fois reconstruit après le grand incendie de 1666 et après les bombardements de la seconde guerre mondiale. Le Guildhall abrite également des restes du mur d’enceinte de la cité de Londres datant du XIe siècle ; ainsi que les vestiges de l’amphithéâtre de l’ancienne colonie de Londinium, ancienne capitale de la Bretagne romaine fondée en l’an 43.

Ici se tiennent les bureaux de la Corporation de la City. Cette institution d’origine médiévale remplit aujourd’hui encore le rôle de gouvernement local. Mais ses prérogatives sont bien plus larges que celles d’une simple municipalité. « Nous sommes en charge du gouvernement de Square Mile, mais également de défendre les intérêts de la City auprès des gouvernements et de représenter et promouvoir l’ensemble du secteur financier britannique », nous explique Chris Hayward. Dans son costume-cravate parfaitement ajusté, l’affable Policy Chairman de la Corporation – l’équivalent de chef de l’exécutif local – semble tout droit sorti d’un conseil d’administration de grande entreprise.

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance.

Pour expliquer cet étrange mélange des genres entre les fonctions d’un conseil municipal et celle de représentation du secteur financier, Hayward évoque l’histoire de la Corporation de la City. Celle-ci ne remonterait pas moins de dix siècles en arrière. Entré en vainqueur dans Londres en 1066, le roi normand Guillaume le Conquérant aurait consenti à reconnaître le statut à part de la cité marchande – dont les anciens remparts dessinent aujourd’hui les limites de Square Mile – par l’adoption d’une charte royale. Ces droits et privilèges associés seront perpétués et parfois étendus au fil des siècles par les monarques, soucieux de ne pas s’aliéner les commerçants et financiers londoniens, source précieuse de prêts et de fonds pour la couronne britannique.

Les hôtes de Guildhall ne manquent pas de vanter les vertus démocratiques du fonctionnement de la Corporation, hérité du Moyen-Âge. A l’attention des visiteurs est exposé un exemplaire original de la Magna Carta de 1297, qui réaffirme les libertés accordées par la royauté aux marchands et artisans londoniens. Un document considéré par certains historiens comme une des premières pierres de l’Etat de droit. « La Corporation est la plus ancienne démocratie du monde » s’enthousiasme ainsi Hayward. Une démocratie en réalité bien singulière. Car si des élections municipales sont bien organisées tous les quatre ans, elles intègrent parmi les votants les représentants des entreprises actives dans la City en proportion de leurs effectifs. Les quelques 9000 résidents de Square Mile peuvent également voter, mais ils représentent une minorité des 20000 électeurs qui se sont prononcés aux dernières élections de mars 2022. En d’autres termes : ce sont bien les plus grands groupes financiers de la City qui dominent les élections du conseil de la Corporation.

Le système électoral de la City repose par ailleurs sur la cooptation : pour candidater à l’équivalent du conseil municipal, il est nécessaire de bénéficier du statut de « citoyen libre » (freeman of the City). Cet acte de citoyenneté garantissait jadis différents droits, comme celui de participer aux élections et de faire des affaires au sein de la cité. La voie traditionnelle pour l’obtenir implique d’être coopté par plusieurs dignitaires de la Corporation, ou par les représentants d’une de ses 110 guildes médiévales (livery companies). Ces anciennes associations de marchands et artisans participent encore activement au fonctionnement de la Corporation6. Certaines fonctionnent encore comme d’authentiques associations professionnelles, mais la plupart – dont les métiers ont disparu – remplissent désormais un rôle de sociabilité au sein de la bonne société de Square Mile, et d’organismes caritatifs7. C’est le cas, par exemple, de la vénérable compagnie des fabricants de souliers en bois (Worshipful Company of Pattenmakers), dont Hayward était le grand-maître avant d’être nommé Policy Chairman.

Une puissante instance de représentation de la finance

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance. Et son pouvoir est loin d’être symbolique. Depuis ses origines, la Corporation a accumulé une richesse, une influence et un prestige uniques dans l’histoire britannique. « Elle est à la fois ce vestige étrange de traditions d’un autre temps et une des forces motrices du capitalisme britannique » explique Owen Hatherley, essayiste et spécialiste de l’urbanisme londonien. La Corporation bénéficie encore de nombreux privilèges : outre ses compétences municipales en termes de services publics et de développement urbain, elle bénéficie d’une exemption qui lui permet de définir son propre taux d’imposition des entreprises. La Corporation dispose aussi de sa propre police, indépendante de la police métropolitaine de Londres.

Ses ressources financières sont par ailleurs considérables. « La Corporation est incroyablement riche, elle est de loin la collectivité la plus riche du Royaume-Uni » explique Hatherley. Le City’s Cash est un fonds municipal destiné à gérer le patrimoine de la Corporation. En 2021, ses actifs étaient estimés à 3,4 milliards de livres. Les terrains et biens immobiliers détenus à travers le City’s Cash représentent près de 2 milliards de livres, et les placements gérés via des fonds d’investissement 932 millions de livres8. S’y ajoutent d’autres propriétés gérées par un second fonds, le City’s Fund, dédié au prélèvement des taxes et à la gestion des services municipaux9. En 2013, le patrimoine immobilier de la Corporation était estimé à 579 278 m² à Londres et au-delà (Essex, Kent, Surrey, Buckinghamshire) dont près de 80 000m² de bureaux10.

La Corporation n’est pas seulement un des plus grands propriétaires terriens de Londres… Elle est aussi l’autorité de planification urbaine de Square Mile. Et son urbaniste en chef de 1985 à 2014, Peter Rees, a largement contribué à façonner le quartier d’affaires. « C’est à son goût pour le “paysage urbain” que l’on doit cet assemblage artificiel de gratte-ciels modernes dans des allées médiévales » explique Hatherley. « Les promoteurs présentent leur projet et la Corporation décide s’il est conforme à ses lignes directrices en matière d’architecture ». Les gratte-ciels doivent par exemple éviter certains « couloirs » de sorte à ne pas obstruer la vue sur le dôme de la Cathédrale Saint-Paul. Pour autant, « mis à part quelques bâtiments médiévaux, tout peut être détruit et reconstruit. Le centre-ville évolue à une grande vitesse, on est plus proche de ce qui se fait à Hong-Kong ou Singapour ». L’architecte du « Gherkin », Ken Shuttleworth, n’hésite pas à comparer l’impact de l’urbaniste de la Corporation à celui… des bombardements allemands de la Seconde Guerre mondiale : « Il n’existe pas de forces qui aient eu plus d’impact sur la ligne d’horizon de Londres que la Luftwaffe et Peter Rees11 ».

Pour mener à bien sa mission de promotion de la finance, la Corporation peut compter sur un autre atout : son propre représentant à la Chambre des communes. Ce lobbyiste-en-chef, le Remembrancer, est autorisé depuis 1685 à siéger en observateur dans la chambre basse du Parlement britannique pour y défendre les intérêts de la City. Il dirige une équipe de juristes passant en revue les projets de lois débattus à la Chambre des communes qui pourraient affecter le secteur financier britannique. Le Remembrancer et les autres dignitaires de la Corporation ont à leur disposition les ressources financières du City’s Cash : le budget annuel dédié à leurs activités s’élevait à 13,7 millions de livres en 2021. Un montant supérieur aux dépenses du plus important lobby financier à l’échelle de l’Union européenne, la puissante Association for Financial Markets in Europe (AFME). Cette enveloppe annuelle couvre les dépenses du Remembrancer ; les frais de représentations du Lord Mayor, maire de la City et véritable ambassadeur de la finance londonienne à l’échelle nationale et internationale ; et les dépenses du Policy Chair, à la tête de l’exécutif local.

Quand La City détermine l’agenda du gouvernement

Dans le sillage de la crise financière mondiale, la vénérable Corporation de La City a contribué, en 2010, à doter le secteur financier d’une vitrine plus « moderne ». TheCityUK est un lobby créé avec la bénédiction du travailliste Alistair Darling et du conservateur Boris Johnson, qui étaient alors respectivement ministre des Finances et maire de Londres. C’est dans les bureaux de ce porte-voix de la finance britannique que nous poursuivons notre enquête, dans un immeuble élégant d’à peine cinq étages situé en plein dans le cœur de la City.

Son représentant, Jack Neill-Hall, est un fringant trentenaire à la barbe ciselée et aux lunettes épaisses. Son allure évoque moins l’image d’un financier ancienne école que celle du jeune cadre dynamique. Nous évoquons avec lui le rôle de son organisation, et l’agenda du secteur financier de La City. « Notre organisation est une sorte d’ONU de la finance britannique », plaisante-t-il entre deux gorgées de café. Dans son conseil de direction se côtoient les représentants de la finance mondiale, représentatifs de la diversité des groupes qui occupent Square Mile : les américains JP Morgan, Goldman Sachs et BlackRock ; les britanniques HSBC, Barclays, Citigroup et Lloyd’s ; et les françaises Société Générale, BNP Paribas, Crédit Agricole et Axa ou encore la Deutsche Bank et la japonaise Nomura. Sans compter les consultants Ernst and Young, KPMG, PwC et les représentants de la Corporation de la City12.

« Nous permettons aux entreprises du secteur d’échanger et de s’exprimer d’une seule voix dans les périodes de crise » explique Neill-Hall. Il faut dire que les secousses n’ont pas manqué ces dernières années. En particulier, celles liées au Brexit. « C’est déjà de l’histoire ancienne » balaie Neil-Hall. « Nous sommes allés de l’avant depuis : le paysage a évolué, l’industrie s’est adaptée ». TheCityUK a pourtant longtemps été un acteur majeur dans les discussions sur la réglementation financière à l’échelle de l’Union européenne. Raison pour laquelle la majorité du secteur financier, à l’exception de quelques richissimes propriétaires de fonds spéculatifs, était opposée au Brexit. « Depuis des décennies, la City et ses bataillons de lobbyistes ont contribué à façonner le débat réglementaire à Bruxelles » explique Kenneth Haar, spécialiste du lobbying au sein de l’Observatoire de l’Europe Industrielle (Corporate Europe Observatory). « Le dernier Commissaire européen du Royaume-Uni avant le Brexit, Jonathan Hill, était d’ailleurs lui-même un ancien lobbyiste de TheCityUK ».

Pour Neil-Hall, l’enjeu consiste désormais à saisir de l’opportunité offerte par la séparation avec l’UE : celle de remettre en cause les standards européens jugés trop prescriptifs, et d’adopter une réglementation « souple » et « sur-mesure » pour l’industrie britannique. Le Brexit pourrait s’avérer à cet égard une opportunité pour demeurer « compétitif » dans un marché mondial toujours plus turbulent. « L’UE est comme un super tanker, énorme et difficile à manœuvrer » avance Neill-Hall, « alors que le Royaume-Uni est désormais un navire d’une envergure certes moindre mais plus facilement manœuvrable. » Et de filer la métaphore navale : « Dans un monde où les affaires et les vents changent à une allure folle, nous avons la possibilité d’aller plus vite ». L’objectif ? Concurrencer la place financière de New York, « le seul concurrent de Londres à l’échelle mondiale ».

Pour Neil-Hall, soigner les intérêts du secteur financier relève simplement du bon sens, compte tenu de son importance pour l’économie britannique. L’argumentaire est rodé : « le secteur représente 12 % du PIB du Royaume-Uni, il emploie 2,3 millions de personnes dans le pays, et il exporte plus que toutes les autres industries réunies » déroule Neil-Hall, enthousiaste. Des chiffres quelque peu surestimés, s’il on en croit le rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique commissionné par la Chambre des communes13. Quoiqu’il en soit, les montants témoignent du poids considérable de la finance britannique, avec un excédent commercial estimé 46 milliards de livres.

L’appel de la City à « assouplir » la réglementation semble avoir été entendu par le gouvernement conservateur : le 20 juillet 2022, il présentait une nouvelle loi sur les services financiers, avec l’objectif d’opérer un « Big Bang 2.0 » de la finance londonienne – en référence à la période faste qui a suivi les lois de déréglementation de la période Thatcher. Un de ses instigateurs, l’ancien ministre des finances de Boris Johnson et actuel Premier Ministre Rishi Sunak, affirmait déjà en mai la nécessité de « réduire le fardeau réglementaire dans le secteur financier14 ». Au programme notamment : l’introduction d’une nouvelle exigence, pour les régulateurs, de promouvoir la « compétitivité internationale » des services financiers. De quoi graver dans le marbre la supériorité de l’agenda de la City sur toute autre considération, et accélérer la course au moins-disant réglementaire en matière de régulation financière. Cette orientation a été reprise à son compte avec enthousiasme par l’éphémère Première ministre Liz Truss, qui place ses pas dans ceux de la « Dame de fer », Margaret Thatcher : le 6 septembre, jour de sa nomination par la reine, elle annonçait qu’elle protégerait la City comme un « joyau de la couronne », et qu’elle s’attacherait à « dynamiser » le quartier d’affaires « pour mieux favoriser la croissance15 » . Le gouvernement de Liz Truss aura certes tenu moins de deux mois, mais son successeur Rishi Sunak s’inscrit parfaitement dans la continuité de cet agenda.

Paradis financier, enfer social

Il est une catégorie de la population de Londres qui partage certainement l’enthousiasme des conservateurs les plus dérégulateurs quant à l’aubaine que représente une place financière florissante : celles des ultra-riches. De bien des manières, la City a contribué à façonner la ville comme un havre pour les milliardaires du monde entier. Dans son ouvrage, Alpha City, le sociologue Rowland Atkinson, spécialiste de la gentrification, dresse le portrait édifiant d’une capitale britannique « colonisée » par les ultra-riches, où « la ville ne fonctionne plus pour les gens, mais pour le capital ».

A Londres, tout semble être fait pour faciliter la vie des plus riches. Premier avantage : les services financiers fournis par les institutions de la City et en particulier pour placer son capital et ses biens offshore, à l’abri du contrôle des autorités. Nul risque de voir ces dernières faire preuve d’un quelconque zèle pour combattre la fraude : l’environnement juridique est taillé sur mesure pour les plus riches. Ces derniers y sont en sécurité pour investir – il en va de « l’attractivité » ou de la « compétitivité » de la capitale britannique – comme pour y habiter. Les milliardaires du monde entier peuvent acheter leurs résidences ou simples pieds à terre auprès de promoteurs immobiliers peu regardants, en liquide ou par l’intermédiaire d’un trust dans un paradis fiscal. « Dans le quartier central de Westminster, une habitation sur dix est détenue dans un paradis fiscal » avance le sociologue Rowland Atkinson. Ils peuvent également les vendre rapidement au besoin. « S’ils le souhaitent, les riches peuvent même acheter leur citoyenneté britannique » note Atkinson, « et ils ne se privent pas d’aller et venir en jets privés, depuis les nombreux aéroports prévus à cet effet ». Londres est d’ailleurs la seconde destination sur le marché du jet privé après New York.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue également à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse, ou plus généralement pour la dissimulation de capitaux. « L’agence nationale de lutte contre le crime organisé estime à près de 100 milliards de livres la somme d’argent sale blanchie chaque année au Royaume-Uni » rapporte Atkinson. Londres est en particulier un lieu de choix pour des dirigeants étrangers et d’oligarques, notamment russes, soucieux de disposer d’une base arrière pour sécuriser leur fortune et se replier en cas de complications dans leur pays d’origine.

« Avec la crise ukrainienne, le gouvernement a été contraint d’agir sur la question de la criminalité économique » affirme Atkinson, « mais les mesures prises sont très faibles et présentent de nombreux échappatoires ». De fait, les responsables politiques de tous bords ne sont pas empressés à remettre en question le modèle londonien. « Pour accueillir toujours plus de capitaux du monde entier, les membres du parti conservateur comme du parti travailliste en viennent à anticiper les souhaits des super-riches » explique Atkinson. Les responsables politiques acquis à la cause de la « compétitivité » de Londres, parfois eux-mêmes évadés fiscaux, font partie des groupes sociaux dont l’intérêt s’aligne avec celui des très riches. Tout comme d’autres « facilitateurs » dans le secteur des services financiers, juridiques, de l’immobilier ou encore de l’art, de la restauration ou du luxe.

« C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches » écrivait Victor Hugo. De fait, pour le reste de la population, le modelage de la ville en faveur des ultra-riches s’avère une malédiction. La capitale britannique est depuis des décennies le terrain de jeu des spéculateurs immobiliers. « Pour les gens ordinaires, se loger est devenu extraordinairement cher » explique Atkinson, « des centaines de milliers de logements sociaux ont été démolis pour faire la place aux projets des promoteurs ». La gentrification de Londres ne date pas d’hier. Le développement de la City depuis le « Big Bang » de 1986, puis de l’enclave de Canary Wharf dans les années 2000 est allée de pair avec la construction, dans des quartiers populaires tels que celui de Tower Hamlets, d’appartements de luxe et d’infrastructures à destination des plus riches ou des travailleurs de la finance. Ces opérations de « régénération » urbaine ont contribué à tirer les prix vers le haut et à expulser les anciens habitants.

A Londres, les prix de l’immobilier ne cessent de battre des records – plus de 10 % d’augmentation des prix sur un an en 2022 – alors même que la capitale figure déjà parmi les villes les plus chères au monde. Cela se répercute sur le prix des loyers, qui ont bondi sur la même période de 20 %16. D’autant que les locataires jouissent de moins d’égards que les riches propriétaires et sont peu protégés par la loi : les baux étant généralement signés pour un an, les loyers peuvent librement augmenter tous les ans. Les locataires peuvent même, au bout de six mois, voir leur bail résilié par le propriétaire. Au-delà des prix des loyers et de l’immobilier, le coût de la vie est élevé de par la faiblesse des politiques sociales et la cherté de la livre. A l’été 2022, Londres figurait au quatrième rang du classement des villes les plus chères au monde17. La situation est telle qu’elle affecte même les salariés les mieux nantis. « Entre le coût de la vie et l’absence de protection sociale, il est financièrement difficile d’envisager de fonder une famille à Londres » témoigne Pablo. Venu il y a dix ans à Londres pour travailler dans la finance, il cherche désormais à quitter la capitale britannique.

La malédiction de la finance

Pour John Christensen, le mal économique et social qui frappe Londres et le Royaume-Uni est bien identifié : c’est celui de la « malédiction de la finance ». Ce terme, qu’il a forgé de pair avec Nicholas Shaxson, s’inspire du principe de la « malédiction des ressources » qui frappe les pays en développement exportateurs de matières premières précieuses. La dépendance de leur économie vis-à-vis de l’exploitation de ces ressources précieuse conduit paradoxalement à son appauvrissement.

Le surdéveloppement de la finance britannique conduit à des maux identiques. La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente. La dépendance excessive vis-à-vis du secteur financier a pour conséquence une capture des responsables politiques et des régulateurs, la faiblesse des investissements productifs et dans la recherche et développement, et la concentration des richesses à Londres. La surévaluation de la livre, conséquence de l’afflux de capitaux, contribue à affaiblir davantage l’industrie et enchérir coût de la vie.

La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente.

« Les responsables politiques considèrent que la City est la poule aux œufs d’or » avance Christensen, « mais il serait grand temps d’en finir avec ce discours ». Selon l’économiste, la place financière exerce surtout une forme de parasitisme : « On dit que la City permet d’attirer des capitaux de Chine, des Etats-Unis, d’Europe et de les investir au Royaume-Uni » poursuit Christensen. « Mais quelle est la nature des investissements ? L’immobilier, la bourse ou encore des fusions et acquisitions. C’est-à-dire rien qui ne bénéficie à l’économie productive ». L’afflux de capitaux alimente en revanche le gonflement du prix des actifs sur les marchés boursiers ou immobiliers. La City serait ainsi, selon l’économiste, le symbole parfait d’un capitalisme rentier, tourné vers l’extraction de richesse, proche de celui qui existait déjà au XIXème siècle.

Pour Mareike Beck, spécialiste de la City au King’s College de Londres, le problème réside dans le fait que les intérêts de la finance sont profondément enracinés dans la société et l’économie britanniques – ce qui alimente son « pouvoir structurel ». Le modèle social anglo-saxon y contribue grandement : avec le recul de l’Etat providence et des prestations, les britanniques doivent recourir à des alternatives de marché pour assurer leur sécurité sociale : le recours à des fonds de pension ou encore à l’investissement immobilier pour préparer sa retraite ou encore des prêts à la consommation pour assurer leur subsistance dans les périodes difficiles. Quitte à s’endetter fortement et très tôt. Une grande partie de la population a ainsi partie liée, de contrainte ou de gré, avec le secteur financier.

Le pouvoir de la finance procède de son emprise sur la vie quotidienne, mais également de son influence sur la culture et les imaginaires – auquel participe sa capacité à modeler la ligne d’horizon de la ville. Et de son influence sur les responsables politiques, déjà reconnue en 1937 par le futur Premier ministre travailliste Clement Attlee : « Encore et toujours, nous voyons qu’il y a dans ce pays un autre pouvoir qui siège à Westminster. La City de Londres, ce terme bien commode pour désigner un ensemble d’intérêts financiers, est en mesure de s’imposer face au gouvernement. Ceux qui contrôlent l’argent peuvent mener à l’intérieur du pays et à l’étranger une politique contraire à celle qui a été décidée par le peuple18. »

Aujourd’hui la City semble plus que jamais en mesure d’imposer ses vues aux forces politiques britanniques – du parti conservateur au parti travailliste dirigé par Keir Starmer. « Avec Jeremy Corbyn, nous avions démontré qu’il était possible et populaire de remettre en cause le pouvoir de la finance » avance James Schneider, membre de l’aile gauche du parti travailliste. « Mais la direction actuelle a tourné le dos à toute critique à l’égard de la City ». Invitée à la conférence annuelle 2022 de TheCityUK, la députée travailliste Rachel Reeves, en charge de l’économie et des finances dans la direction du parti travailliste, ânonnait le discours lénifiant des lobbyistes de la City : « Le Royaume-Uni devrait être incroyablement fier du succès international de son industrie des services financiers, qui en est la première exportatrice mondiale ».

La crise qui vient

Et pourtant, le pouvoir de la City pourrait bien prochainement trembler sur ses bases. Car le modèle de croissance financiarisé qu’il a promu est fragile. Il dépend l’afflux de capitaux du monde entier à Londres pour alimenter l’investissement dans des activités non productives (immobilier, marchés financiers) et susciter une consommation de luxe… ou à crédit. Les crises récentes pourraient bien faire s’écrouler ce château de cartes. La crise énergétique initiée par l’invasion de l’Ukraine, l’inflation et le resserrement monétaire engagé par la Fed a conduit à une « fuite vers la sécurité » des capitaux vers les valeurs américaines, dopant le dollar et pénalisant les autres monnaies.

Alors que la marée des capitaux bon marché se retire, la faiblesse de l’économie de rente britannique, accentuée par le Brexit, apparaît au grand jour : mauvais fondements économiques, industrie exsangue, surévaluation des actifs … La chute de la livre accroit davantage une inflation élevée. Les investisseurs sont inquiets quant à la perspective de la récession et de sévères corrections à venir dans la valeur des actions et obligations. Après deux décennies de hausse continue des prix, l’immobilier a commencé à chuter. Mais aussi d’une résurgence du mouvement social face à la flambée du coût de la vie, avec des grèves massives dans de nombreux secteurs, d’une ampleur sans précédent depuis des décennies.

Face à ce scénario catastrophe, le (bref) gouvernement mis en place par Liz Truss, entre le 6 septembre et le 25 octobre 2022, semblait vouloir radicaliser la politique d’attraction des capitaux, celle-là même qui a mené le Royaume-Uni dans l’impasse. Le 23 septembre, son ministre des Finances annonçait un plan de réductions fiscales massives en direction des plus aisés – pour près de 45 milliards de livres. Mais celui-ci a été accueilli plus que froidement par les marchés : il a conduit à un nouveau plongeon de la livre, et a contraint la Banque d’Angleterre d’intervenir massivement pour enrayer la flambée des taux de la dette britannique. Le début d’une profonde crise du modèle britannique d’économie ? En tout cas, le successeur de Liz Truss, Rishi Sunak, ne montre pas de velléité de rompre avec la domination de la City. Au contraire, avec son projet de « Big Bang 2.0 », il s’apprête à programmer une nouvelle vague de dérégulation financière — ce qui revient à jouer avec des allumettes assis sur un baril de poudre.

Note : ce texte est une version enrichie d’un article paru dans Le Monde diplomatique de mai 2023.

Notes :

[1] « Key facts about the UK as an international financial centre 2022 », TheCityUk, janvier 2023, et « Key facts about UK-based financial and related professional services 2023 », mars 2023.

[2] Et pour cause : le Lloyd’s Building a été conçu par un des architectes du Centre Pompidou, Richard Rogers.

[3] Le documentaire The Spider’s Web réalisé avec le concours de John Christensen et Nicholas Shaxson revient sur la mise en place de ce réseau financier offshore.

[4] David Kynaston, Till Time’s Last Sand: A History of the Bank of England 1694-2013, Bloomsbury Publishing PLC, 2017.

[5] « State of the sector : Annual review of UK financial services 2022 », rapport conjoint du Trésor britannique et de la Corporation de la Cité de Londres, juillet 2022.

[6] A titre d’exemple, les représentants des guildes élisent plusieurs représentants honorifiques et sélectionnent les candidats au rôle de Lord Mayor.

[7] A l’instar de la vénérable compagnie des banquiers internationaux, qui a la particularité d’accueillir des membres de toutes nationalités, ou encore celle vénérable compagnie des conseillers fiscaux.

[8] « City’s Cash annual report and financial statements », Corporation de la Cité de Londres, 2021.

[9] « City of London funds », Corporation de la Cité de Londres, 2022.

[10] « Operational Property Portfolio Report 2013 », Corporation de la Cité de Londres, 2 octobre 2013.

[11] « Peter Rees: The man who reshaped the Square Mile », Evening Standard, 20/03/2014.

[12] « Leadership Council», site de TheCityUK (consulté le 2 octobre).

[13] Selon ce rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique, celui-ci contribuerait « seulement » à hauteur de 8,6% au PIB (deux fois plus qu’en France et en Allemagne), pour un total d’emplois de 1,1 million.

[14] « Rishi Sunak to weaken City regulation in post-Brexit nod to Tory donors », The Guardian, 10/05/22.

[15] « New PM Liz Truss will protect ‘crown jewel’ City of London », City A.M., 06/09/22.

[16] « These Are the World’s 20 Most Expensive Cities for Expats », Bloomberg, 08/06/22.

[17] Ibid.

[18] C. R. Atlee, The Labour Party In Perspective, Londres, Hesperides Press, 1937, 2008

24.09.2023 à 13:55

Les obstacles à « la reconquête du vote populaire rural » : discussion sur l’ouvrage de Cagé et Piketty

William Bouchardon

Les faibles performances électorales de la gauche dans les campagnes populaires entraînent de vifs débats depuis plus d’un an. Le livre politique de cette rentrée 2023, un pavé de plus de 850 pages signé Thomas Piketty et Julia Cagé, a de nouveau ravivé cette discussion. Chiffres à l’appui, les économistes estiment que le succès de […]
Texte intégral (3512 mots)

Les faibles performances électorales de la gauche dans les campagnes populaires entraînent de vifs débats depuis plus d’un an. Le livre politique de cette rentrée 2023, un pavé de plus de 850 pages signé Thomas Piketty et Julia Cagé, a de nouveau ravivé cette discussion. Chiffres à l’appui, les économistes estiment que le succès de la droite et de l’extrême-droite dans ces territoires est avant tout la conséquence d’un abandon de la France rurale par les pouvoirs publics, plus que d’un rapport hostile à l’immigration. Pour le sociologue Benoît Coquard, qui a grandi dans ces campagnes et leur consacré un livre (Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin), cette analyse purement statistique oublie de se pencher sur les rapports sociaux particuliers caractéristiques de ces espaces. Les ouvriers, employés et autres individus populaires des campagnes ont en effet souvent comme modèle les petits patrons, artisans locaux et ont généralement des liens forts avec eux. Il détaille ici son point de vue, afin d’enrichir la compréhension des ressorts du vote des campagnes populaires. Article republié depuis The Conversation France.

Dans Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022 de Julia Cagé et Thomas Piketty, « la reconquête du vote populaire rural » est identifiée comme la « priorité absolue pour le bloc social-écologique » (p.741).

À l’issue de cet ouvrage qui déploie une analyse prolifique des inégalités sociospatiales en regard des comportements électoraux, Cagé et Piketty émettent un ensemble de propositions pour attirer à gauche les classes populaires rurales. Les deux économistes se risquent ainsi à un certain volontarisme politique sur la base d’un travail scientifique à la fois original, rigoureux et discutable par endroits. Ils invitent notamment à renforcer les services publics dans les espaces ruraux où dominerait, selon l’expression consacrée et maintes fois utilisée dans le livre, un fort « sentiment d’abandon » chez les classes populaires. Une autre de leurs idées est de faciliter, à l’instar du RN, l’accès à la propriété pour ces ménages sensibles aux inégalités de patrimoine et très attachés au fait de posséder leur chez-soi.

Mais par-delà l’adéquation a priori des mesures proposées, l’hypothèse de la « reconquête » des classes populaires rurales par la gauche n’a rien d’évident dans certains villages et bourgs où les idées d’extrême droite sont devenues hégémoniques face à l’absence d’opposition.

Il y a la difficulté pour un ouvrier ou une employée à se déclarer publiquement de gauche, tandis que se dire « de droite » ou « pour Le Pen », c’est déjà s’assurer un minimum de respectabilité en se désolidarisant des plus précaires taxés « d’assistés » par ces discours politiques dominants.

Une histoire du conflit politique peut intégrer par endroits ces éléments, mais l’équation générale laisse peu de place aux rapports sociaux concrets qui déterminent l’espace des possibles politiques.

Dans ce livre de 850 pages, les enquêtes de terrain qui permettent de mettre au jour de tels processus sont surtout mobilisées comme des recueils d’entretiens qui viennent illustrer la démonstration des chiffres. Alors certes, la notion de « classe géo-sociale » établie à partir d’un assemblage inédit d’indicateurs quantitatifs ouvre des perspectives de compréhension, dans le sillage des travaux sur les dimensions locales de l’espace social. Mais on peut s’interroger sur la capacité des catégories statistiques à saisir, à elles seules, « les effets de lieu » qui tiennent à la spécificité locale des rapports de classes.

Des configurations défavorables à la gauche

Cagé et Piketty font malgré tout plusieurs incursions vers une prise en compte de ces configurations, comme lorsqu’ils mentionnent que « le vote pour le FN-RN est devenu au fil du temps plus étroitement associé aux communes comptant la plus forte proportion d’ouvriers (principalement dans les bourgs et les villages). » Et ensuite que : « Ce vote a également toujours été une fonction croissante de la proportion d’indépendants. » (p.733)

Les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.

Seulement, lorsque les deux économistes s’étonnent positivement de corrélations entre la structure de la population et les comportements politiques, ils ne vont jamais jusqu’à les appréhender frontalement, c’est-à-dire de manière relationnelle, en envisageant la construction réciproque des classes sociales par les rapports qu’elles entretiennent entre elles. À défaut, comment comprendre que dans certaines configurations du tissu économique local, les affinités sociales et politiques des classes populaires jouent contre la politisation à gauche.

Il est fréquent qu’un ouvrier rural soit ami avec un artisan (ou un autre indépendant) et influencé politiquement (à droite) par lui. À l’inverse, les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.

Cette configuration a des implications sur les modèles de réussite considérés localement comme légitimes, sur la façon dont les gens se définissent et s’identifient à « un nous », et donc sur les comportements électoraux.

Par conséquent, si l’approche de Cagé et Piketty permet mieux que jamais de répondre à la première partie de la question présente en 1ere ligne de leur livre, « Qui vote pour qui ? », le débat reste ouvert sur la seconde partie, « et pourquoi ? »

Des affinités transclasses

Les membres des classes populaires rurales ont tendance à dénigrer d’autres classes populaires associées dans leurs représentations à la ville, à l’immigration et à l’assistanat.

Tandis qu’ils cherchent à minimiser le sentiment anti-immigré des classes populaires rurales ailleurs dans l’ouvrage, Cagé et Piketty donnent une profondeur historique à ce rejet, en montrant qu’à chaque époque une somme de stéréotypes étaient mobilisés par les ruraux à l’encontre de leurs homologues des villes.

Or cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. Certes ces derniers sont davantage dotés en capital économique, mais ils les côtoient au quotidien, faisant parfois partie de leurs amis proches, de leurs familles, etc.

Ces affinités transclasses se comprennent logiquement si l’on a en tête le schéma de l’espace social proposé par Pierre Bourdieu. Les ouvriers et ouvrières de petites PME, propriétaires de leur logement et évoluant dans des sociabilités relativement homogènes ont des aspirations caractéristiques du bas à droite » de l’espace social, dans lequel se situent des individus au niveau de revenus et patrimoine différents, mais qui se rejoignent sur les valeurs, les goûts, la distance vis-à-vis du monde scolaire et du pôle culturel largement associé aux grandes villes.

Cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. 

Cette petite bourgeoisie économique qui influence les classes populaires rurales est fièrement de droite et d’extrême droite, se faisant le relais informel de partis politiques pourtant assez absents des sociabilités locales.

Réputation et conformisme politique

Cette forme de bourgeoisie impose l’idée d’une méritocratie par le travail qui justifie à la fois le respect d’une hiérarchie sociale par le capital économique et la stigmatisation des plus précaires. Plus encore, ces groupes dominent les classes populaires au quotidien en distribuant les « bons points » des réputations des un·e·s et des autres sur le marché du travail et de là, dans toutes les scènes de la vie sociale, puisqu’en milieu rural, « tout se sait » et tout est lié.

Ces logiques réputationnelles sont omniprésentes dans mes enquêtes de terrain et forment la clé de voûte d’une analyse liant les conditions sociales et spatiales aux positionnements politiques.

C’est par exemple toute l’histoire d’Eric, cet ouvrier trentenaire qui a claqué la porte d’une petite PME. Son patron, qui était également un « pote », membre de son équipe de foot et partenaire occasionnel de chasse, l’a ensuite discrédité auprès des autres employeurs et plus largement de tout son entourage en le présentant comme un mauvais travailleur, surtout trop revendicatif. Plus tard, au cours d’une discussion avec plusieurs entrepreneurs locaux lors de laquelle des critiques lui sont adressées, Éric affirmera : « Moi, je suis bien de droite ».

La « sale réputation » dont il a souffert ne l’a pas mené à se politiser contre le patronat, mais bien à se revendiquer du « bon côté » de la frontière sociale avec « les bosseurs », contre lesdits « assistés », « cas sociaux » ou encore les « Mélenchons », comme on dit dans son entourage familial et amical pour désigner les personnes qui remettent en cause les inégalités.

Des obstacles démographiques

C’est pourquoi, pour jouer les pessimistes face à la démarche de Cagé et Piketty, on pourrait considérer que la « reconquête » des classes populaires rurales devrait avant tout passer par un bouleversement des dynamiques démographiques.

Ce dernier verrait les classes sociales plus marquées à gauche « s’établir » dans les campagnes industrielles et les bourgs en déclin. Une telle dynamique ne saurait cependant reposer sur le simple désir de verdure des citadins ou sur la volonté politique de quelques militants.

On pourrait à minima penser à la relocalisation d’emplois qualifiés dans les campagnes populaires qui permettrait aussi d’enrayer le départ des jeunes diplômés ruraux, notamment des jeunes femmes issues des classes populaires locales dont les qualifications scolaires ne sont pas adaptées au marché de l’emploi local.

De ce point de vue, la proposition de renforcement des services publics que l’on retrouve chez Cagé et Piketty pourrait se coordonner avec une politique de recrutement des diplômé·e·s issu·e·s de ces territoires.

Mais à l’heure actuelle, la tendance générale reste la suivante : les campagnes qui attirent les potentiels électeurs de gauche ne sont pas celles où l’on retrouve les plus fortes proportions de classes populaires. Comme les autres groupes sociaux, les représentants du pôle culturel de l’espace social ont une attirance pour les lieux, urbains et ruraux, où se concentrent déjà des personnes qui leur ressemblent.

Plus les différences d’opportunités d’emplois locaux, de styles de vie, de comportements politiques se polarisent géographiquement (et donc socialement), moins les espaces ruraux marqués par une domination du vote RN ont de probabilité d’attirer des individus et des groupes sociaux marqués à gauche.

La droitisation se construit en partie ainsi et les réponses à y apporter diviseront probablement la gauche, à l’image de la ligne envisagée par François Ruffin, qui s’adresse à la fois aux classes populaires et à leurs proches artisans, auto-entrepreneurs, petits-patrons qui font office dans les sociabilités de leader d’opinion.

Un « nous » à reconstruire

Cagé et Piketty, tout au long de leur livre, font du « sentiment d’abandon » une clé d’explication du vote RN. Sans écarter ce cas de figure, mes enquêtes m’ont surtout amené à observer une attitude différente à partir du moment où les classes populaires rurales ne se voient pas imposer ce registre de réponse. Loin de se vivre en permanence comme « abandonnés » par Paris, ces hommes et femmes ont accès à une reconnaissance locale et rejettent fortement le mode de vie urbain.

Alors qu’ils seraient plus anonymes en ville, les ouvrier·e·s et employé·e·s des villages sont pris dans des rapports de réciprocité intenses, où ce qui se passe ailleurs importe finalement moins. Les réduire, par une bienveillance située socialement, à cette image d’abandonnés ne ferait probablement que susciter chez eux le sentiment d’être incompris.

Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle.

C’est justement tout le succès du RN que d’avoir imposé ce registre de l’abandon dans le champ politique, tout en proposant à leur électorat un tableau cynique du lien social. Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle. Et plus encore, il promet une re-hiérarchisation des groupes sociaux de telle sorte que ces petits propriétaires s’assurent d’être toujours mieux traités que d’autres en dessous d’eux, ces autres issus de l’immigration avec qui la concurrence est présentée, de facto, comme inévitable.

Les ouvriers et employées des zones rurales désindustrialisées, qui font l’expérience de la concurrence pour l’emploi et s’accommodent assez largement des discours anti-immigrés, reconnaissent ainsi au RN d’être le porteur d’une vision intrinsèquement conflictuelle et donc honnête du monde social.

Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme

Là où la gauche pourrait prendre appui, c’est sur le fait que cette conflictualité vécue va de pair avec un besoin de solidarité. Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme. Parce ce que rien n’est complètement acquis pour éviter de « tomber plus bas », il faut compter sur la reconnaissance et le soutien des autres. Ce que dit le RN, c’est que cette solidarité ne saurait exister autrement qu’au prix de l’exclusion d’une partie du reste du monde, sur des critères non pas sociaux mais ethnoraciaux.

Ce positionnement a trouvé un écho facile chez les classes populaires rurales qui ont tendance à se revendiquer d’un « nous » sélectif, conflictuel, sous forme d’un « déjà nous » ou « nous d’abord » qui résonne avec les préférences proposées par l’extrême droite.

C’est par cette solidarité à petit rayon que l’on pense s’en sortir dans un contexte où il n’y a pas suffisamment de travail et de ressources pour que tout le monde s’assure une respectabilité. En l’état actuel des rapports de force sociaux et politiques, il est difficilement envisageable de voir ce « déjà nous » être transformé, par le simple fait d’un nouveau discours de gauche, en un « nous les classes populaires ».

Néanmoins, par optimisme, on peut se rappeler que malgré l’imprégnation des idées d’extrême droite, ce n’est pas contre les immigrés que les classes populaires rurales ont enfilé un gilet jaune. Il s’agissait bien de la nécessaire question de répartition des richesses face aux difficultés économiques vécues. Malgré son côté perfectible, c’est là tout l’intérêt du livre de Cagé et Piketty, que de vouloir recentrer le débat politique autour de ces questions, en apportant de l’empirique et du factuel à disposition de celles et ceux qui voudraient savoir de quoi il en retourne.

5 / 10