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25.04.2024 à 16:56

Portugal : un cinquantenaire de la révolution des Œillets au goût amer

Antoine Bourdon

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Les législatives du 10 mars ont donné lieu à une percée historique du parti d’extrême-droite CHEGA (« Ça suffit ») avec l’entrée de 48 députés – sur 230 – au Palacio de Sao Bento. Cinquante après la révolution dite « des Œillets » du 25 avril, qui avait mis un terme à la dictature salazariste, ce résultat est un […]
Texte intégral (2367 mots)

Les législatives du 10 mars ont donné lieu à une percée historique du parti d’extrême-droite CHEGA (« Ça suffit ») avec l’entrée de 48 députés – sur 230 – au Palacio de Sao Bento. Cinquante après la révolution dite « des Œillets » du 25 avril, qui avait mis un terme à la dictature salazariste, ce résultat est un bouleversement politique majeur. Ne disait-on pas le Portugal, comme l’Espagne, immunisé contre l’extrême droite par son expérience dictatoriale récente ?

Victoire de Luis Montenegro : un arbre qui cache une forêt d’extrême-droite

Les élections législatives portugaises du 10 mars se sont déroulées dans un contexte inhabituel. Après avoir récolté la plus large majorité de l’histoire parlementaire du Portugal en 2022 – 120 sièges sur 230 -, le premier ministre Antonio Costa (Parti socialiste, centre-gauche) apparaissait comme le leader naturel de son camp et de son pays, à la tête d’un exécutif stable. Il démissionne pourtant en novembre 2023, pour cause de soupçons de corruption en lien avec l’attribution de permis d’exploitation de mines de lithium.

La justice portugaise a en effet ouvert des enquêtes contre le premier ministre et plusieurs membres de son gouvernement. Le président conservateur, Marcelo Rebelo de Sousa, choisit alors, plutôt que de nommer un nouveau premier ministre socialiste, de dissoudre l’Assemblée et de convoquer des élections anticipées. Certains analystes y ont vu une manœuvre pour favoriser la droite portugaise, l’Alliance démocratique, structurée autour du Parti social-démocrate (PSD), revigorée par les scandales visant le PS. Le général António Ramalho Eanes, premier président démocratiquement élu après la révolution de 1974, s’était notamment prononcé contre cette dissolution.

Le scrutin a été remporté d’une courte tête – 50 000 voix – par l’Alliance démocratique. Cependant, le fait majeur de cette élection consiste dans l’entrée au palais de Sao Bento de cinquante députés du parti d’extrême-droite CHEGA, mené par son chef André Ventura. Le parti s’est opportunément saisi du thème de la lutte contre la corruption pendant la campagne, au cri de Vamos limpar Portugal (« Nous allons nettoyer le Portugal »). Cette entrée fracassante, conjuguée à la majorité relative détenue par le nouveau premier ministre Luis Montenegro (PSD), a bouleversé les équilibres politiques portugais et dynamité l’exceptionnalisme supposé du pays.

En effet, malgré douze sièges obtenus aux précédentes élections, l’extrême-droite n’était jamais parvenue à s’imposer dans le paysage politique. De par sa nouvelle position, CHEGA a désormais acquis un pouvoir d’influence non négligeable au Parlement. En tant que telle, sa présence massive dans l’hémicycle a fait craindre un blocage institutionnel. En effet, avec 48 députés CHEGA, ni les partis de droite ni ceux de gauche n’étaient en mesure de former un gouvernement majoritaire.

Si CHEGA ne se revendique pas officiellement de l’héritage de Salazar, le parti se place dans sa continuité, notamment dans sa critique de la Constitution de 1976 – jugée « marxiste ».

Si Montenegro a exclu d’entrée de jeu tout accord politique avec CHEGA, le nouvel exécutif, formé le 2 avril dernier, devra faire face à ses coups de menton visant à recentrer le débat public autour de ses thèmes de prédilection : l’immigration, la famille et plus largement les enjeux identitaires. Sur le plan économique, l’AD et CHEGA devraient néanmoins former un tandem officieux, à en croire le programme du parti d’extrême-droite. Baisse de l’impôt sur les sociétés, réduction des « exigences de régulation » pour les entreprises, simplification du code du travail et « flexi-sécurisation », porte ouverte à la privatisation partielle d’entreprises privées, service communautaire pour les allocataires du chômage : le programme de CHEGA ne manque pas d’attraits pour l’AD.

Cinquante ans après la révolution des Œillets, des commémorations bousculées

Le 25 avril 1974 à minuit et vingt minutes, Grândola, vila morena retentit sur les ondes de Radio Renascença. La diffusion de cette chanson interdite par le pouvoir salazariste donne le coup d’envoi du renversement de la dictature par le Mouvement des forces armées (MFA). Les militaires rassemblés autour d’un programme dit des 3D – démocratisation, décolonisation, développement – mettent fin à près de quarante ans d’autocratie.

Comme le rappelle Yves Léonard, spécialiste de l’histoire du Portugal et professeur à Sciences Po : « Le déclencheur principal de la révolution sont les guerres coloniales calamiteuses que mène le Portugal depuis les années 1960. On dit de la guerre d’indépendance de la Guinée-Bissau que c’est le Vietnam du Portugal. La situation est tout aussi mauvaise en Angola ou au Mozambique. Le nombre très élevé de morts et la crise larvée entre l’État et l’Armée – rébellion du général Delgado en 1958, crise de Goa en 1961, décrets favorisant les miliciens en 1973 – provoque le soulèvement des officiers intermédiaires, qui souhaitent trouver des issues politiques aux guerres d’indépendance ».

Cette crise interne à l’Estado novo se conjugue à la contestation grandissante portée par la classe ouvrière, née du développement industriel et des délocalisations en péninsule ibérique des années 1960. Elle se mêle à la fronde des étudiants qui aspirent à plus de libertés publiques et dont certains fuient la conscription, notamment vers la France. L’effondrement du régime donne lieu au Processus révolutionnaire en cours (PREC), une période transitoire et agitée, marquée par une prédominance des socialistes et des communistes, qui aboutit à la Constitution de la République en 1976.

La révolution ne donne pourtant pas lieu à une épuration politique du salazarisme. Si aucune amnistie n’est prononcée, si certains dirigeants de la police politique sont bien jugés, nombre de cadres du régime, de propriétaires fonciers et de dirigeants d’entreprises se sont enfuis à l’étranger. Et l’administration de la toute jeune République, qui a besoin de fonctionnaires, recycle largement ceux de l’Estado novo.

Même si la Constitution interdit la reformation de groupes salazaristes, la révolution ne donne pas lieu à un inventaire des quarante années de gouvernement sous la devise « Dieu, Famille, Patrie ». Néanmoins, la droite libérale portugaise, menée par Francisco Sa Carneiro, est fondée sur l’opposition à la dictature – et le rassemblement de l’Alliance Démocratique en 1979 porte le même Carneiro au pouvoir. En ravivant le souvenir de cette personnalité charismatique et en rassemblant, 45 ans après, les mêmes partis qu’en 1979, Montenegro est parvenu au pouvoir malgré l’absence de dynamique électorale.

Si CHEGA ne se revendique pas officiellement de l’héritage de Salazar, le parti se place dans sa continuité, notamment dans sa critique de la Constitution de 1976 – jugée « marxiste ». « Plutôt que le 25 avril 1974, CHEGA préfère commémorer le 25 novembre 1975, la tentative de coup d’État qui met un terme au PREC et ouvre une période de stabilisation », détaille Yves Léonard. L’historien évoque le saudosisme (de saudade, la nostalgie douce-amère portugaise), qui prend la forme d’une exaltation du roman national et de la « grandeur » passée du pays – reposant notamment sur la domination coloniale1.

André Ventura mobilise également une rhétorique identitaire fondée sur des notions comme la « Portugalité », les « Portugais de bien » – ou encore « l’anti-Portugal », qui visait autrefois les ressortissants des anciennes colonies comme la Guinée, et cible actuellement davantage les populations musulmanes et tziganes. En matière économique, CHEGA se revendique d’un ultra-libéralisme qui s’éloigne partiellement de l’héritage salazariste, plutôt corporatiste – bien que, comme le note Yves Léonard, le régime de Salazar, lui-même professeur d’économie, a servi d’inspiration pour des penseurs libéraux comme Friedrich Hayek, Walter Lippmann ou Louis Baudin…

Depuis 2022, une commission d’historiens et d’historiennes, présidée par Maria Inacia Rezola, chercheuse experte de la question, est chargée de préparer les commémorations de la transition vers la démocratie. Davantage qu’une simple célébration de la révolution du 25 avril, ces cérémonies, qui s’étendront jusqu’en 2026, cherchent à faire revivre et connaître l’ensemble des étapes qui ont conduit à l’instauration du régime parlementaire. Un contexte qui, selon Yves Léonard, devrait pousser le CHEGA à jouer la carte « anti-système » dans l’hémicycle, face à un consensus qui s’étend de la gauche au centre-droit.

Le mythe de « l’immunité » à l’extrême-droite : un aveuglement continental

De nombreux commentateurs ont longtemps considéré le Portugal comme immunisé à l’extrême-droite. Comme pour l’Allemagne ou l’Espagne, on considérait que l’expérience dictatoriale devait le prémunir contre ses vieux démons. Pourtant, 25% des 18-34 ans ont voté CHEGA aux législatives du 10 mars dernier. Ce résultat s’explique bien par l’érosion du souvenir de la dictature ; mais à lui, seul, il ne permet pas de comprendre le succès viral de CHEGA – particulièrement d’André Ventura lui-même – sur les réseaux sociaux.

Avec une stratégie analogue à celle d’un Jordan Bardella en France ou d’un Santiago Abascal en Espagne, le dirigeant de l’extrême-droite portugaise s’est forgé une image de « rebelle » via des buzz retentissants. Ventura réalise ses meilleurs scores (environ 30% des voix) dans la région de l’Algarve, la plus au sud du pays. Selon Luis Serra Coelho, l’importante victoire dans cette région agricole tient à la fois au rejet des immigrés et aux problèmes majeurs de pauvreté et d’accès aux soins qui la touchent. Le rejet de l’immigration découle à la fois d’un racisme visant les ressortissants non-européens, mais aussi de présence importante de riches Européens du nord – touristes, immigrés et retraités. Ces derniers bénéficiaient jusqu’en octobre 2023 d’avantages fiscaux, qui ont participé à l’augmentation des prix de l’immobilier et contribué à la crise du logement. Entre 2017 et 2022, les loyers ont augmenté de 40 % en moyenne sur tout le territoire portugais2.

Une configuration qui n’est pas sans évoquer la montée en puissance du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) dans l’ex-Allemagne de l’Est. L’AfD a su capitaliser sur le chômage et la désindustrialisation ; la croyance en une dénazification éternelle de l’Allemagne a fait le reste. Un exemple qui témoigne, si besoin il était, que le passé dictatorial ne constitue pas un vaccin contre la résurgence du nationalisme.

L’issue passe par la reconstruction d’une culture démocratique, dont la montée de l’abstention atteste de l’érosion, depuis des années. Yves Léonard note « un rebond de participation aux législatives », mais ajoute que « la plupart des anciens abstentionnistes sont allés voter CHEGA. Il y a un vrai désenchantement et même une hostilité envers l’exercice démocratique. » Le parti d’extrême-droite devrait d’ailleurs consolider sa troisième place sur l’échiquier politique portugais aux élections européennes du 9 juin prochain. Et réussir, pour la première fois, à envoyer des eurodéputés à Strasbourg.

Notes :

1 Yves Léonard, « L’extrême droite de Chega au Portugal : entre normalisation et lutte pour l’hégémonie », Lusotopie 21, 2, 2022

2 « Rendas aumentaram mais de 40% em cinco anos », Rafaela Burd Relvas, 30 septembre 2022, Publico https://www.publico.pt/2022/09/30/economia/noticia/rendas-aumentaram-40-cinco-anos-2022312

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